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Le meurtre du Gitan n’avait produit aucun remous dans les eaux calmes de la Questura. On avait conclu à un règlement de comptes entre drogués d’autant que, très opportunément, le sol était parsemé de seringues usagées près de son cadavre. Dans une ville où les seringues sont en vente libre, cela n’avait rien d’exceptionnel.

Il allait voir l’argent, donc. Il avait réclamé ce droit.

Sa mémoire, avant tout visuelle, gardait des images complètes, inaltérables : la première fois où il avait vu son sexe érigé, ou son sang couler, la première femme qui avait été nue devant lui, la masse confuse du premier poing qui l’avait atteint en pleine face. Ou encore ce jour où il était entré au hasard dans une chapelle latérale d’une église siennoise pour se retrouvez nez à nez avec sainte Catherine de Sienne, ou plutôt avec sa tête momifiée, couverte d’une guimpe blanche immaculée, qui reposait dans une châsse en forme de cathédrale.

La vue de trois millions de dollars américains produisit un effet aussi marquant sur lui.

Trois cents liasses de billets de cent, dont les numéros ne se suivaient pas.

Cela se passa dans une petite pièce austère comme une chapelle, au siège genevois du Crédit suisse, avec l’avocat de Mason Verger dans le rôle de l’officiant. L’argent apparut dans quatre caisses verrouillées et munies de plaques numérotées en cuivre, apportées sur un chariot roulant. La banque avait aussi fourni une machine à compter les billets, une balance et un employé chargé de les faire fonctionner. Pazzi le congédia. Il posa les deux mains sur l’argent, une seule fois.

C’était un enquêteur très compétent, qui avait retrouvé et arrêté des faussaires pendant vingt ans. Resté debout devant cette fortune, il écoutait les clauses que l’avocat lui récapitulait et il ne décelait aucune fausse note : s’il lui donnait Hannibal Lecter, Mason Verger lui donnerait l’argent.

Une douce chaleur l’envahit tandis qu’il parvenait à ce fantastique constat : ces gens-là ne cherchaient pas à jouer au plus fin ; Mason Verger allait vraiment le payer. Quant au sort réservé au docteur Lecter, Pazzi ne se faisait aucune illusion. La torture et une mort atroce attendaient celui qu’il s’apprêtait à vendre. Il avait au moins le mérite de la lucidité.

« Notre liberté vaut plus que la vie du monstre. Notre bonheur est plus important que son tourment. » Il formulait en lui-même ces pensées avec l’égoïsme froid des maudits. S’agissait-il là d’un « nous » emphatique, ou bien incluait-il sa femme dans sa décision ? La question est délicate, et il y a peut-être plus d’une réponse.

Dans cette pièce au dépouillement tout helvétique, immaculée comme la guimpe d’une sainte, Pazzi prononça en silence l’ultime serment, puis il tourna le dos à l’argent et fit un signe de tête à l’avocat, Mr Konie. Celui-ci compta cent mille dollars dans la première caisse et les remit à l’inspecteur.

Il parla brièvement au téléphone avant de tendre le combiné à Pazzi.

— C’est une transmission par câble, cryptée.

La voix, américaine de toute évidence, avait un rythme étrange, enchaînant les mots dans un souffle pour marquer ensuite une pause. Les consonnes explosives étaient gommées. A l’entendre, Pazzi éprouvait une sorte de vertige, comme s’il respirait avec la même difficulté que son interlocuteur.

Aucun préambule :

— Où est le docteur Lecter ?

Une liasse dans une main, le combiné dans l’autre, Pazzi ne marqua aucune hésitation :

— C’est celui qui travaille au palais Capponi, à Florence. Il est le… conservateur.

— Vous voudrez bien montrer une pièce d’identité à Mr Konie et lui repasser le téléphone. Il ne dira pas votre nom sur cette ligne, bien entendu.

Consultant une liste qu’il avait sortie de sa poche, l’avocat récita une formule codée, incompréhensible à tout autre que Mason et lui, puis rendit le combiné à Pazzi.

— Vous aurez le reste quand nous le tiendrons, vivant, annonça Verger. Vous n’aurez pas à vous emparer de lui vous-même, mais vous devrez nous indiquer sous quelle identité il se cache et nous conduire à lui. Je veux aussi toutes les informations que vous avez réunies à son sujet, sans exception. Vous retournez à Florence ce soir, n’est-ce pas ? On vous y communiquera tout à l’heure les détails d’un rendez-vous qui se tiendra dans les environs, avant demain soir. Lors de ce contact, vous recevrez des instructions de la personne qui va se charger du docteur Lecter. Cette personne vous abordera en vous demandant si vous connaissez un fleuriste. Vous répondrez que tous les fleuristes sont des escrocs. Vous m’avez bien compris ? je vous demande de lui garantir votre pleine et entière coopération.

— Je ne veux pas de Lecter dans ma… Euh, je ne veux pas qu’il soit près de Florence quand vous…

— Je comprends votre préoccupation. Ce ne sera pas le cas, soyez sans inquiétude.

La ligne fut coupée.

En quelques minutes de paperasseries diverses, deux millions de dollars furent transférés sur un compte bloqué. Mason Verger n’avait pas pouvoir de récupérer les fonds, mais c’était lui qui pourrait les libérer au bénéfice exclusif de Pazzi lorsque celui-ci les réclamerait. Un cadre du Crédit suisse vint l’informer que son établissement lui offrirait la commission de change s’il les déposait chez eux en francs suisses par la suite, et que les intérêts cumulés à trois pour cent ne seraient perçus que sur les premiers cent mille francs. Il lui remit ensuite une photocopie de l’article 47 du Bundesgesetz über Banken und Sparkassen, consacré à la législation du secret bancaire. Il s’engagea à effectuer un virement immédiat à la Banque royale de Nouvelle-Écosse ou aux îles Caïmans dès que les fonds seraient débloqués, si tel était le souhait de Pazzi.

En présence d’un notaire, l’inspecteur accorda pouvoir de signature à sa femme au cas où il décéderait. Les dernières formalités accomplies, seul le cadre de la banque tendit sa main à serrer. Pazzi et l’avocat ne s’étaient pas regardés une seule fois dans les yeux, mais Mr Konie consentit à lancer un bref au revoir en quittant la pièce.

Dernière étape du voyage, l’avion de Milan à Florence se faufilant dans un orage avec la même clientèle d’hommes d’affaires à son bord, le réacteur sous le hublot de Pazzi, un rond obscur sur le ciel assombri. Tonnerre et éclairs tandis qu’ils étaient secoués au-dessus de la vieille ville, le campanile et le dôme de la cathédrale bien visibles maintenant, les lumières de la cité s’allumant dans le crépuscule hâté par la tourmente, le fracas de la foudre rappelant à Pazzi son enfance, quand les Allemands avaient fait sauter tous les ponts sur l’Arno, n’épargnant que le Ponte Vecchio. Et une image aussi soudaine et brève qu’un éclair, revue avec ses yeux de petit garçon, celle d’un sniper capturé et conduit enchaîné devant la Madone des chaînes pour prier avant d’être passé par les armes.

Descendant dans l’odeur d’ozone de la foudre, au milieu des déflagrations du tonnerre qu’il sentait se répercuter à travers la structure de l’avion, Rinaldo Pazzi, rejeton de la très ancienne famille des Pazzi, regagna sa cité ancestrale chargé de desseins vieux comme le monde.

33

Il aurait préféré maintenir sa proie du palazzo Capponi sous une surveillance de tous les instants, mais c’était impossible.

A peine rentré chez lui, encore envoûté par la vue de l’argent, Rinaldo Pazzi dut au contraire sauter dans son smoking pour aller rejoindre son épouse à un concert de l’Orchestre de chambre de Florence qu’elle attendait depuis longtemps.