— Surveille ta langue, toi. Je ne volerai pas mon argent et toi non plus. A moins que tu préfères passer ta retraite à te faire tringler par les caïds à Volterra. C’est à toi de voir.
Au travail, Carlo était insensible aux insultes tout comme aux cris de douleur. Il comprit qu’il avait sous-estimé le policier et écarta les bras en un geste d’apaisement.
— Racontez-moi ce que je dois savoir.
Il se rapprocha de Pazzi. Côte à côte, ils avaient l’air de se recueillir ensemble devant le mausolée. Un couple passa derrière eux, main dans la main. Carlo retira son chapeau, ils baissèrent la tête tous les deux, puis Pazzi déposa le bouquet à l’entrée du monument. Une odeur rance montait du couvre-chef que son crâne avait chauffé. Cela sentait la saucisse préparée avec la viande d’un animal qui n’aurait pas été correctement équarri. Pazzi détourna son visage.
— Il est rapide du couteau. Il est prêt à s’en servir sous la ceinture.
— Il a un revolver?
— Je ne sais pas. A ma connaissance, il ne s’est jamais servi d’une arme à feu.
— Je ne veux pas avoir à le sortir d’une voiture. Il me le faut dans la rue, avec pas trop de monde autour.
— Comment vous allez vous y prendre ?
— Ça, c’est mon boulot.
Carlo glissa une dent de verrat dans sa bouche et entreprit d’en mastiquer le cartilage. De temps en temps, l’incisive apparaissait entre ses lèvres.
— C’est aussi le mien. Comment vous allez faire ?
— Le sonner avec un pistolet paralysant, l’emballer dans un filet et ensuite une injection. Il faut que je me débrouille pour vérifier ses mâchoires le plus vite possible, au cas où il aurait une capsule de poison dans une couronne.
— Il doit donner une conférence à une réunion qui commence à sept heures, au palazzo Vecchio. S’il travaille demain dans la chapelle des Capponi, à Santa Croce, il partira directement de là-bas. Vous connaissez Florence ?
— Je connais, oui, et bien. Vous pouvez m’avoir un permis de circuler dans la vieille ville ?
— Oui.
— Je vais pas le choper à la sortie de l’église.
Pazzi approuva d’un hochement de tête.
— Non, il vaut mieux qu’il soit à cette réunion. Ensuite, il se passera bien quinze jours avant qu’on remarque sa disparition. J’ai une raison de retourner avec lui au palais Capponi après la conférence, donc je…
— Je vais pas le choper chez lui non plus. Il sera sur son terrain, il connaît la maison, moi pas. Il va se méfier, regarder autour de lui avant d’ouvrir sa porte. Non, il me le faut sur le trottoir, à découvert.
— Alors, écoutez un peu ! Bon, on va quitter le palazzo Vecchio par l’entrée principale, celle de la via dei Leoni sera fermée à cette heure-là. Puis on descendra via de Neri pour traverser le fleuve au Ponte alle Grazie. Sur l’autre rive, en face du musée Bardini, les arbres cachent assez les lampadaires. En soirée, c’est très calme, l’école est déserte depuis longtemps.
— D’accord, on dit en face du musée Bardini, alors. Mais si je vois une possibilité, je pourrais bien intervenir avant, plus près du palazzo Vecchio. Ou même plus tôt dans la journée si jamais il panique et cherche à s’enfuir. On sera peut-être dans une ambulance, quelque part… Vous, vous restez avec lui jusqu’à ce qu’on le sonne au pistolet, ensuite vous dégagez vite fait.
— Je veux qu’il soit loin de la Toscane avant qu’il lui arrive quoi que ce soit.
— Croyez-moi, il sera parti loin de tout. Les pieds devant…
Quand Carlo sourit à cette plaisanterie destinée à son seul usage, la dent de verrat brilla dans son rictus sardonique.
35
Vendredi matin. Une petite pièce au dernier étage du palais Capponi. Trois des murs blanchis à la chaux sont nus, le quatrième est occupé par une grande Madone de l’école de Cimabue datant du XIIIe siècle, qui paraît encore plus gigantesque dans la chambre exiguë. La tête penchée, comme un oiseau intrigué, vers l’angle inférieur occupé par la signature, la Vierge ne quitte pas de ses yeux en amande la forme endormie sous le tableau.
Le docteur Hannibal Lecter, vétéran des couchettes de prison et d’asile, est immobile sur le lit étroit, mains croisées sur la poitrine.
Ses paupières s’ouvrent et soudain il est éveillé, parfaitement lucide, alors que le rêve où lui est apparue sa sœur Mischa, depuis longtemps morte et digérée, se poursuit en continu. Danger alors, danger maintenant.
La perception du danger n’a pas plus troublé son sommeil que le meurtre du pickpocket.
Après s’être habillé, impeccable dans son costume sombre, il éteint les détecteurs de mouvement qui surveillent l’accès à l’étage des domestiques et descend dans les nobles espaces du palazzo.
Le vaste silence de ces salles en enfilade lui appartient et il doit encore se faire à cette liberté après être resté tant d’années confiné dans un sous-sol.
De même que les murs peints de fresques de Santa Croce ou du palazzo Vecchio ont une âme, l’atmosphère de la bibliothèque Capponi palpite de présences tangibles pour le docteur Lecter tandis qu’il étudie les rayonnages de manuscrits. Il choisit plusieurs rouleaux de parchemin, souffle dessus. Les particules de poussière vibrent dans un rayon de soleil comme si les morts, qui ne sont désormais que poussière, se pressaient pour lui raconter leur destin et le sien. Il s’active avec efficacité mais sans hâte inutile, rangeant quelques feuillets dans son porte-documents, regroupant des livres et des illustrations destinés à son intervention devant le Studiolo, dans quelques heures. Il y a tant de textes qu’il aurait voulu leur lire à voix haute…
Puis il allume son ordinateur portable, se connecte au serveur du département de criminologie de l’université de Milan et appelle la page d’accès au site Web du FBI, à www.fbi.com, comme n’importe quel particulier est en droit de le faire.
Les travaux de la commission d’enquête du département de la Justice sur le pitoyable raid antidrogue de Clarice Starling n’ont pas encore commencé et aucune date en ce sens n’a été fixée, apprend-il. Il n’a pas les codes d’accès qui lui permettraient de consulter son propre dossier au FBI mais, sur la page des « Personnes les plus recherchées », son ancien visage le fixe dans les yeux, flanqué d’un poseur de bombes et d’un incendiaire.
D’une pile de parchemins sur la table, le docteur Lecter extrait le tabloïd aux couleurs criardes. Il contemple la photo de Clarice Starling sur la première page, parcourt les traits de la jeune femme de ses doigts. La lame luisante surgit dans sa main comme si elle venait d’y pousser pour remplacer son sixième doigt. Elle porte le nom de « Harpie », elle est crantée et a la forme d’une griffe. Elle taille dans le National Tattler avec la même aisance que dans l’artère fémorale du Gitan. En fait, elle était rentrée et sortie si vite de la cuisse du pickpocket que le docteur Lecter n’avait même pas eu besoin de l’essuyer, ensuite.
Avec le mortel couteau, il découpe l’image de Clarice Starling qu’il colle ensuite sur un morceau de parchemin vierge.
Puis il prend un crayon et dessine avec dextérité le corps d’une lionne ailée sous la photo. Un griffon avec le visage de Starling. En bas, il écrit quelques mots de sa ronde déliée, très reconnaissable : « Pourquoi les Philistins ne vous comprennent-ils pas, Clarice, y avez vous jamais pensé ? C’est parce que vous êtes la réponse à l’énigme de Samson : vous êtes le miel dans la lionne. »