— Pronto !
— C’est comment, de ton côté ?
— La porte est fermée.
— Le toit ?
Matteo lève à nouveau les yeux, pas assez vite pour voir les volets s’ouvrir à la fenêtre juste au-dessus de sa tête.
Un bruissement de tissu, un cri dans son téléphone, et Carlo est reparti. Il dévale les escaliers, trébuche sur un palier, se relève, fuse devant le gardien maintenant sorti sur le perron et le long des statues bordant l’entrée principale, tourne au coin et sprinte vers l’arrière du bâtiment, effrayant quelques couples au passage. Dans la pénombre, à toutes jambes, son portable continuant à gémir comme un petit être animé dans sa main. En face de lui, une forme enveloppée de blanc jaillit sur la chaussée, se jette dans les roues d’un scooter qui la renverse, reprend sa course aveugle, se cogne à une vitrine de l’autre côté de la ruelle, se dégage et repart, un spectre livide qui hurle « Carlo, Carlo ! ». Des taches sombres grossissent sur la toile déchirée et Carlo prend son frère dans ses bras, coupe le lien de sûreté en plastique qui retenait à son cou le tissu autour de la tête, le tissu qui n’est plus qu’un masque de sang. Il retire le drap et découvre Matteo lardé de coups féroces, au visage, sur le ventre, dans la poitrine, où l’entaille est si profonde que la blessure gargouille. Il l’abandonne le temps de se précipiter au coin de la ruelle et de scruter les alentours, puis revient à son frère.
Dans la rumeur montante des sirènes et les éclairs des gyrophares qui se réverbéraient sur la piazza della Signoria, le docteur Hannibal Lecter rajusta ses manchettes sous son veston et se dirigea vers une gelateria de la piazza dei Giudici toute proche. Des motos et des scooters étaient alignés le long du trottoir devant le glacier.
Lecter s’approcha d’un jeune homme en blouson de cuir qui venait d’enfourcher une grosse Ducati.
— Je suis dans une situation désespérée, mon garçon, déclara-t-il avec un sourire contrit. Si je ne suis pas piazza Bellosguardo dans dix minutes, ma femme va me tuer.
Il agita un billet de cinquante mille lires sous les yeux du motard.
— Voilà le prix que je donne à ma vie.
— C’est tout ce que vous voulez ? Que je vous dépose ?
Le docteur Lecter leva ses mains ouvertes.
— C’est tout.
Se faufilant dans la circulation le long des quais, la puissante machine l’emporta, courbé derrière son conducteur, qui lui avait prêté un casque encore imprégné d’un parfum féminin et d’une odeur de laque. Le motard connaissait bien sa ville. Après avoir avalé la via de’ Serragli, traversé la piazza Tasso et dévalé la via Villani, il emprunta l’étroit passage le long de l’église San Franscesco di Paolo pour grimper enfin la route en lacets qui conduit à Bellosguardo, le quartier résidentiel dominant Florence sur une colline au sud. En passant entre les murs de pierre bordant la route, la moto produisait un bruit qui faisait penser à du tissu déchiré, un son agréable aux oreilles de Lecter tandis qu’il se penchait dans les tournants et supportait avec philosophie les effluves de parfum bon marché qui hantaient son casque. Il demanda au jeune homme de le déposer à l’entrée de la place, non loin de la demeure du comte Montauto, où Nathaniel Hawthorne séjourna. Le motard fourra ses honoraires dans la poche intérieure de son blouson et repartit d’où il était venu, le rugissement de la Ducati s’éteignant rapidement dans la descente.
Encore stimulé par le vent de la course, le docteur Lecter franchit d’un bon pas les quarante mètres qui le séparaient de la Jaguar noire, reprit les clés dissimulées sous le pare-chocs et mit en marche le moteur. Il éprouvait une petite irritation sur le dos de la main, provoquée par le frottement de son gant quand il avait jeté la housse sur Matteo avant de bondir de la fenêtre au rez-de-chaussée du palazzo Vecchio. Une légère application de pommade cicatrisante italienne la calma aussitôt.
Pendant que la voiture chauffait, le docteur Lecter inspecta ses cassettes de musique. Il arrêta son choix sur Scarlatti.
37
Le jet médical s’éleva au-dessus des toits de tuiles rouges et bascula vers le sud-est en direction de la Sardaigne, la Tour de Pise pointant au-dessus de l’aile dans un virage plus serré que le pilote ne se le serait permis s’il avait eu un patient vivant à son bord.
La civière prévue pour le docteur Hannibal Lecter était occupée par le corps encore chaud de Matteo Deogracias. Son frère aîné était assis à côté du cadavre, ses vêtements raides de sang séché.
Il demanda à l’infirmier de mettre son casque audio sur sa tête et brancha la musique dans la cabine avant d’appeler sur son portable un numéro de Las Vegas où un transfert d’appel codé le mit en contact avec la côte du Maryland.
Pour Mason Verger, il n’y avait pas de différence entre le jour et la nuit. Il lui arrivait de dormir à toute heure et il était justement plongé dans le sommeil à ce moment-là. Toutes les lumières étaient éteintes, même celles de l’aquarium. Il reposait sur l’oreiller, son unique œil toujours ouvert comme ceux de la murène, elle aussi endormie. Aucun autre bruit que la lente respiration du poumon artificiel et le doux pétillement de l’aérateur dans l’aquarium.
Ces sons réguliers furent troublés par un autre son, une sonnerie étouffée mais insistante. La plus confidentielle de ses lignes téléphoniques. Sa main livide avança sur ses doigts tel un crabe sur ses pattes pour appuyer sur le bouton de communication. L’écouteur était placé sous l’oreiller, le micro devant son visage dévasté.
Il entendit d’abord les réacteurs d’un avion en bruit de fond et une musique sirupeuse. Une chanson italienne, Gli Innamorati.
— Je suis là. Dites-moi.
— Un gâchis pas possible, commença Carlo.
— Racontez.
— Mon frère Matteo est mort. Je suis à côté de lui, là. Pazzi, mort aussi. Le docteur Fell les a tués tous les deux. Il s’est barré.
Mason Verger resta silencieux.
— Vous devez deux cent mille dollars pour Matteo, reprit Carlo. Pour sa famille.
Les contrats passés par la pègre sarde prévoyaient toujours une assurance-décès.
— Je comprends.
— Ça va faire du raffut, ce qui est arrivé à Pazzi.
— Il n’y a qu’à dire qu’il n’était pas propre. Ça passera mieux, s’ils croient qu’il n’était pas net. C’était le cas ?
— A part pour ce deal, je ne sais pas. Et s’ils remontent de Pazzi jusqu’à vous ?
— Je peux m’occuper de ça.
— Mais moi, je dois m’occuper de moi ! C’est une trop grosse merde. Un inspecteur en chef de la Questura refroidi, ça dépasse mes moyens.
— Vous n’avez rien fait, non ?
— Non, on n’a rien fait, mais si jamais la Questura m’implique là-dedans… Putain de Vierge! Ils me laisseront plus tranquille une minute. Je pourrai plus graisser la patte à personne, ni faire un pet de travers. Et Oreste ? Il savait ce qu’il devait filmer ?
— Je ne pense pas, non.
— D’ici demain, après-demain, la Questura aura pigé la véritable identité du docteur Fell. Dès qu’il va entendre les infos, il va faire la relation, Oreste. Rien qu’avec les dates.
— Oreste est grassement payé. Il est inoffensif pour nous.
— Pour vous peut-être. Seulement, il passe dans un mois devant un juge de Rome pour recel de matériel pornographique. Il a quelque chose à échanger, maintenant. Si vous n’étiez pas déjà au courant, vous avez intérêt à vous montrer plutôt ferme. Vous voulez qu’on le fasse ?