— Je vais parler à Oreste, déclara posément Mason, une voix vibrante de présentateur-radio sortie d’une face ravagée. Vous êtes toujours dans le coup, Carlo ? Vous voulez plus que jamais le retrouver, maintenant. Non ? Vous le devez à Matteo.
— Oui, mais à vos frais.
— Alors, continuez à vous occuper des bêtes. Faites-leur des vaccins contre la grippe porcine et le choléra. Trouvez des caisses de transport adéquates. Vous avez un passeport valide ?
— Oui.
— Je veux dire un « bon » passeport, Carlo, pas un machin dégotté au Trastevere.
— Il est bon, oui.
— Je reprendrai contact.
En coupant la communication dans le vrombissement monotone de l’avion, Carlo appuya par inadvertance sur une touche de numéro préenregistré. Le téléphone de Matteo se mit à sonner bruyamment dans sa main sans vie. L’appareil n’avait pas été retiré de ses doigts que la mort avait verrouillés dans leur prise. Un instant, Carlo crut que son frère allait le porter à son oreille puis, comprenant qu’il ne lui répondrait plus jamais, il se résigna à appuyer sur le bouton de fin d’appel. Ses traits se tordirent. L’infirmier dut détourner son regard.
38
L’Armure du diable, une superbe pièce datant du XVe siècle, est suspendue très haut sur un mur de l’église Santa Reparata, au sud de Florence, depuis 1501. Son caractère diabolique est assuré par son casque aux cornes gracieusement recourbées telles celles d’un chamois, et par le fait que les gantelets sont montés à l’extrémité des jambières, leur forme pointue évoquant les sabots fourchus de Satan.
Selon la légende locale, le jeune homme qui la portait avait blasphémé le nom de la Vierge alors qu’il passait devant la chapelle et il s’était rendu compte ensuite qu’il n’arrivait plus à la retirer. Il resta donc prisonnier de l’armure jusqu’à ce qu’il obtînt le pardon de la Sainte Mère à force de supplications, puis l’offrit à l’église en témoignage de repentir. Elle constitue une présence impressionnante, qui a donné des preuves de son efficacité en 1942, lorsqu’un obus d’artillerie explosa dans le bâtiment.
L’armure, dont le haut est recouvert d’une couche de poussière épaisse comme du feutre, semble contempler de son perchoir le petit sanctuaire à présent que la messe s’achève. La fumée d’encens monte et s’insinue par la visière silencieuse.
Il n’y a que trois fidèles : deux femmes âgées vêtues de noir et le docteur Hannibal Lecter. Tous trois prennent la communion, quoique les lèvres du docteur se posent sur le bord de la coupe avec une certaine réticence.
Après avoir terminé la bénédiction, le prêtre disparaît. Les vieilles s’en vont. Le docteur Lecter reste plongé dans ses prières jusqu’à ce qu’il soit seul dans la nef.
De la place de l’organiste, il suffit de tendre le bras au-dessus de la rambarde pour passer entre les cornes du casque et soulever la visière empoussiérée de l’Armure du diable. A l’intérieur de la cuirasse, un hameçon fixé au bord du gorgerin retient un fil au bout duquel est suspendu un paquet, à la place qu’aurait dû théoriquement occuper le cœur. Le docteur Lecter le remonte avec précaution.
Passeports du meilleur faiseur brésilien, pièces d’identité diverses, liasses de billets, chéquiers, trousseaux de clés… Il coince ce butin sous son bras, dans son manteau.
Peu enclin au regret, le docteur Lecter déplorait pourtant de devoir quitter l’Italie. Il y avait encore tant de textes dans la bibliothèque des Capponi qu’il aurait voulu découvrir et étudier. Il aurait aimé continuer à jouer du clavecin, voire composer, un jour. Il aurait même pu faire la cuisine pour la veuve Pazzi, une fois qu’elle aurait surmonté son chagrin.
39
Tandis que le sang continuait à ruisseler du corps de Rinaldo Pazzi et tombait avec un grésillement de friture sur les projecteurs brûlants, la police florentine fit appel aux pompiers pour aller le décrocher de la façade.
Ceux-ci durent ajouter un élément à l’échelle de leur camion avant de commencer la récupération. Certains que Pazzi était mort et ne voulant comme d’habitude rien laisser au hasard, ils prirent leur temps. L’opération, délicate, consistait à repousser à l’intérieur du corps les entrailles pendantes, à envelopper le tout dans un filet et à le faire descendre au sol avec un câble.
Alors que le cadavre frôlait les mains tendues de ceux qui l’attendaient à terre, le photographe de La Nazione réalisa un très bon cliché, qui rappela à nombre de lecteurs les variations picturales les plus classiques sur le thème de la Déposition de Croix.
Les enquêteurs laissèrent le cordon électrique autour du cou de la victime jusqu’à ce que d’éventuelles empreintes y soient relevées, puis le coupèrent dans la boucle afin de conserver le nœud élaboré qui avait été utilisé.
Beaucoup de Florentins, convaincus qu’il s’agissait d’un suicide spectaculaire, soutenaient que Rinaldo Pazzi s’était lié les mains comme le font les prisonniers avant de se pendre, mais ils préféraient ignorer que ses pieds avaient été également attachés. La première heure qui suivit le drame, une radio locale affirma même que Pazzi s’était fait hara-kiri avec un couteau en plus de la pendaison.
La police, elle, avait immédiatement compris. Le chariot et les liens sectionnés sur le balcon, le fait que le revolver de Pazzi avait disparu, les témoins décrivant Carlo se précipitant dans le palazzo et la forme drapée s’affolant dans la ruelle, tout lui parlait de meurtre.
A ce stade, le public italien décida que l’assassin de Pazzi n’était autre qu’Il Mostro.
La Questura commença très fort en allant rechercher chez lui Girolamo Tocca, que sa condamnation précédente et sa réhabilitation tardive avaient définitivement transformé en épave. A nouveau, ils l’emmenèrent en fourgon au milieu des glapissements de son épouse, mais cette fois Tocca avait un alibi sérieux : à l’heure du meurtre, il était en train de boire un Ramazzotti dans un café, sous les yeux d’un curé. Relâché à Florence, il dut payer son ticket d’autobus pour rentrer à San Casciano.
Parallèlement, les employés du palazzo Vecchio avaient été interrogés et l’enquête s’étendit aux membres du Studiolo.
Le docteur Fell, lui, était introuvable. Le samedi midi, l’attention générale s’était reportée sur lui, la Questura s’étant rappelé que Pazzi avait été chargé d’éclaircir la disparition de son prédécesseur.
Puis une secrétaire des Carabinieri signala que Pazzi avait récemment consulté les pièces relatives à un permis de séjour. Le dossier de Fell, avec ses photographies d’identité, les négatifs et les empreintes digitales, avait été sorti sous un faux nom, inscrit au sommier de la main de Pazzi sans aucun doute. L’Italie n’avait en effet pas encore informatisé ses archives de police et les demandes de permis de séjour continuaient à être conservées localement.
Au service de l’immigration, on retrouva le numéro de passeport de Fell. Alertées, les autorités brésiliennes crièrent à la supercherie.
La police italienne, pourtant, ne soupçonnait toujours rien quant à la véritable identité de Fell. Des empreintes furent relevées sur le nœud coulant du pendu, sur le pupitre, sur le chariot et dans la cuisine du palazzo Capponi. Comme les artistes-peintres ne manquaient pas à Florence, le portrait-robot du docteur fut prêt en quelques minutes.
Le dimanche matin, heure italienne, un expert en dactyloscopie rendit son verdict dûment argumenté et circonstancié : les empreintes trouvées sur les lieux du crime correspondaient à celles qui se trouvaient sur les ustensiles de cuisine au palais Capponi. Personne ne songea cependant à les comparer à celles reproduites sur l’avis de recherche du docteur Hannibal Lecter, affiché en bonne place au siège central de la Questura.