Le dimanche soir, les empreintes avaient été communiquées à Interpol et parvenaient évidemment au QG du FBI à Washington parmi sept mille autres recueillies à l’occasion de divers crimes à travers le monde. En passant par le système de classification automatique, celles de Florence déclenchèrent une réaction si intense qu’une alarme se déclencha dans le bureau du vice-directeur du service d’anthropométrie. Le responsable de garde vit le visage et les doigts du docteur Hannibal Lecter glisser hors de l’imprimante. Il appela son supérieur chez lui, qui téléphona à son tour au directeur, puis à Krendler.
Chez Mason Verger, le téléphone sonna à une heure et demie. L’infirme feignit un étonnement enthousiaste.
Cinq minutes plus tard, réveillé en sursaut, Jack Crawford émit quelques grognements dans le combiné avant de rouler sur le côté désert, hanté, du lit conjugal, celui que sa femme Bella avait eu l’habitude d’occuper avant sa mort. Les draps étaient plus frais, là, et il eut l’impression qu’il pouvait mieux réfléchir.
Clarice Starling fut la dernière à apprendre que le docteur Lecter avait commis un nouveau meurtre. Après avoir raccroché, elle resta un long moment étendue dans l’obscurité, immobile, avec un picotement aux yeux qu’elle ne comprenait pas et qui n’était pas des larmes. Au-dessus d’elle, parmi les ombres mouvantes, elle distinguait les traits du docteur. C’était son ancien visage, bien entendu.
40
Comme le pilote de l’avion médical ne voulait pas risquer un atterrissage de nuit sur la petite piste d’Arbatax, dépourvue de tour de contrôle, ils se posèrent à Cagliari, refirent le plein de carburant et attendirent le jour pour redécoller, remontant la côte dans un magnifique lever de soleil qui rosissait de manière trompeuse la face cadavérique de Matteo.
A l’aérodrome d’Arbatax, un pick-up chargé d’un cercueil les attendait. Le pilote contesta son salaire et Tommaso dut s’interposer pour empêcher Carlo de le gifler. Au bout de trois heures de route dans les montagnes, ils étaient de retour chez eux.
Carlo alla seul à l’abri en rondins qu’il avait construit avec son frère. Tout était en place, les caméras prêtes à filmer la mort de Lecter. Sous la charpente sortie des mains de Matteo, il se regarda dans le grand miroir rococo suspendu au-dessus de l’enclos. Il contempla les poutres qu’ils avaient sciées ensemble, revit les doigts robustes de son frère sur la scie et un cri s’échappa de lui, un cri monté de son cœur en deuil avec une telle force qu’il se répercuta dans les bois. En bas de la pâture, des têtes armées de défenses se montrèrent à travers les buissons.
Eux-mêmes frères, Piero et Tommaso le laissèrent à sa peine.
Des oiseaux chantaient dans la prairie.
Oreste Pini surgit de la maison, reboutonnant sa braguette d’une main, brandissant son téléphone cellulaire de l’autre.
— Alors vous avez raté Lecter ! Pas de veine, ça.
Carlo paraissait ne pas entendre.
— Écoute, mec, tout n’est pas perdu. J’ai Mason en ligne, là. Il raconte qu’il est preneur d’une simulation. Quelque chose qu’il pourra montrer à Lecter quand il va le choper pour de bon. Puisqu’on a déjà tout prêt… Et on a un cadavre, aussi. Mason dit que c’est juste un voyou que tu avais embauché. Il dit qu’on n’a qu’à, euh… qu’on n’a qu’à le balancer sous la clôture quand les cochons arrivent, en leur passant une cassette. Tiens, parle-lui, toi.
Carlo se retourna. Il dévisageait Oreste comme si celui-ci était tombé de la lune. Il finit par prendre le portable. Pendant qu’il s’entretenait avec Mason Verger, ses traits s’éclairèrent progressivement, une sorte d’apaisement sembla l’envahir. Puis il éteignit le téléphone d’un geste décidé.
— Allons-y. Préparez-vous.
Il adressa quelques mots à Piero et Tommaso, qui se chargèrent d’apporter le cercueil sous l’abri avec l’aide du caméraman.
— Faudrait pas qu’on ait ce machin dans le champ, intervint Oreste. Bon, on filme un peu les bestioles quand elles rappliquent et on continue.
Alertés par les mouvements autour de l’enclos, les porcs commençaient à sortir à couvert.
— Giriamo ! cria le réalisateur.
Ils arrivaient au galop, les cochons sauvages, pelage brun et argent, hauts sur pattes, le poitrail large, les soies pendantes, se déplaçant avec une agilité de loups sur leurs sabots étroits, leurs petits yeux intelligents brillant dans leur face satanique, les muscles noueux de leur cou sous les soies hérissées de l’échine capables de soulever un homme pour que leurs défenses acérées le déchirent.
— Pronti ! répondit le caméraman.
A jeun depuis trois jours, ils avançaient en lignes d’attaque successives, aucunement intimidés par les humains regroupés derrière la clôture.
— Motore ! fit Oreste.
— Partito ! hurla son assistant.
A dix mètres de l’abri, les bêtes firent halte, une masse hostile, un taillis de sabots et de défenses, la truie pleine au centre, les mâles chargeant et revenant en arrière comme la ligne d’attaque d’une équipe de football américain. Oreste calcula le cadrage idéal avec ses deux mains levées devant les yeux.
— Azione ! cria-t-il à l’intention des Sardes.
Et Carlo arriva derrière lui et le poignarda entre les fesses, en montant, et Pini beugla de douleur, et le Sarde l’agrippa par les hanches et le précipita dans l’enclos la tête la première, et les porcs déboulèrent.
Il essayait de se relever, il était sur un genou quand la truie le frappa dans les côtes et l’envoya rouler à terre, et ils furent tous sur lui, piaillant et grondant, deux sangliers accrochés à son crâne jusqu’à ce qu’ils lui arrachent la mâchoire et se la partagent en deux comme l’on fait d’un os de poulet avant de formuler un vœu. Et pourtant il tentait encore de se remettre sur ses pieds mais il retomba sur le dos, le ventre exposé et ouvert, battant des bras et des jambes au-dessus des échines frénétiques, hurlant avec ce qui lui restait de bouche, d’où aucun mot ne pouvait plus sortir.
Une détonation obligea Carlo à se détourner du spectacle. Le caméraman avait déserté sa caméra qui tournait toujours et il courait comme un damné, pas assez vite pour échapper à la carabine de Piero.
Tous les cochons travaillaient maintenant du groin, déchirant et tirant des morceaux à eux.
— Azione mon cul, siffla Carlo.
Et il cracha par terre.
III
VERS LE NOUVEAU MONDE
41
Un silence craintif entourait Mason Verger. Ses subordonnés ne lui auraient pas manifesté plus d’égards s’il avait perdu un nouveau-né. A l’un d’eux qui lui demandait comment il se sentait, il répondit : « Comme quelqu’un qui vient de dépenser une masse d’argent pour un Rital refroidi. »
Après quelques heures de sommeil, il réclama qu’on amène des enfants dans la salle de jeux jouxtant ses appartements, et exprima le désir de s’entretenir avec les plus instables d’entre eux. Mais aucun enfant perturbé n’était immédiatement disponible, et son fournisseur habituel dans les bas quartiers de Baltimore n’avait pas le temps d’en déstabiliser quelques-uns à son usage.