La responsabilité de Starling, cependant, était de préparer l’éventualité de son retour sans se demander si ce serait le cas ou non et sans se laisser envahir par le découragement à la perspective des intrigues qui ne manqueraient pas d’entourer l’enquête.
Elle se posait une question toute simple qui aurait paru d’une confondante naïveté à tous les carriéristes qui grouillaient à Washington : comment pouvait-elle accomplir ce pour quoi elle avait précisément prêté serment? Comment pourrait-elle protéger ses concitoyens et neutraliser le meurtrier s’il revenait ici ?
A l’évidence, le docteur Lecter disposait d’excellents papiers d’identité et de solides ressources financières. Il savait se dissimuler avec une rare intelligence. Il n’était qu’à considérer l’élégante simplicité de la cachette qu’il avait choisie sitôt après son évasion à Memphis : un hôtel quatre étoiles tout près d’une grande clinique de chirurgie esthétique de Saint Louis, dont la moitié des clients avaient les traits dissimulés sous des bandages. Eh bien, il s’était affublé de pansements, lui aussi, et il avait mené la grande vie avec l’argent d’un mort.
Quelque part dans son tas de paperasses, Starling avait encore tous ses reçus de service d’étage à Saint Louis. Des sommes astronomiques. Une bouteille de Bâtard-Montrachet à cent vingt-cinq dollars, par exemple. Quel goût tous ces mets raffinés avaient-ils dû avoir, après des années de tambouille carcérale…
Elle avait demandé aux Italiens une copie de tout ce qu’ils avaient trouvé à Florence. Ils avaient répondu avec empressement mais, en voyant la piètre qualité de l’impression, elle s’était dit que leur photocopieuse marchait sans doute à la suie.
Tout était dans le plus grand désordre. Dans une épaisse chemise, ses papiers personnels saisis au palais Capponi : quelques notes sur Dante, de son écriture qui était désormais si familière à Starling, un mot à l’intention de la femme de ménage, une facture de l’épicerie fine Vera dal 1926 pour deux bouteilles de Bâtard-Montrachet et quelques tartufi bianchi. Toujours le même cru, mais quelle était cette autre emplette ?
Le dictionnaire scolaire d’italien dont elle se servait lui apprit qu’il s’agissait de truffes blanches, dites du Piémont. Elle appela le chef d’un bon restaurant italien de Washington, lui demanda de lui décrire la chose et dut trouver un prétexte pour raccrocher alors qu’il s’extasiait déjà depuis cinq bonnes minutes sur leur goût incomparable.
Affaire de goût, encore. Le vin, les truffes. C’était une constante entre l’existence de Lecter aux États-Unis et sa nouvelle vie en Europe, entre son ancien personnage d’expert médical réputé et le monstre en fuite. Il avait pu changer de visage, mais non de goût. Il n’était pas le genre d’homme à se renier.
Elle abordait là un terrain sensible car c’était à propos de goût que le docteur Lecter l’avait pour la première fois piquée au vif en la complimentant sur son sac à main, mais aussi en moquant ses chaussures de grand magasin. Comment l’avait-il appelée, déjà? Une petite pécore proprette, aguicheuse, et avec très, très peu de goût…
C’était bien là l’épine qui l’irritait toujours dans la routine quotidienne de sa vie de fonctionnaire, au milieu d’objets purement utilitaires, dans un environnement sans âme.
Parallèlement, sa foi aveugle dans la technique était en train de mourir, laissant la place à autre chose. Oui, elle s’était lassée de cette religion commune aux professionnels du danger. Affronter revolver au poing un délinquant armé ou se battre au corps à corps avec lui suppose la conviction qu’une technique parfaite, un entraînement constant vous garantiront l’invincibilité. C’est une erreur, notamment quand les armes à feu commencent à parler : vous pouvez mettre plus de chances de votre côté, certes, mais si vous vous retrouvez souvent sous les balles, l’une d’elles finira par vous tuer, tôt ou tard.
Starling l’avait vérifié de ses propres yeux.
Ainsi donc, sur le point de renier la religion de la technique, vers quoi pouvait-elle se tourner ?
Dans les épreuves et dans la répétition usante des jours, elle avait commencé à regarder la forme des choses, à se fier aux réactions viscérales qu’elles provoquaient en elle sans chercher à les évaluer ou à les limiter par des mots. C’est à peu près à ce stade qu’elle remarqua qu’elle ne lisait plus les journaux de la même façon. Auparavant, elle aurait lu la légende avant de regarder une photo. Plus maintenant. Parfois, il lui arrivait de ne plus prêter la moindre attention à la légende.
Pendant des années, elle avait feuilleté les magazines de mode en se cachant presque, avec la même culpabilité que s’il s’était agi de matériel pornographique. Désormais, elle était prête à admettre que ces images stimulaient en elle un appétit de vivre, une soif de sensations. Dans sa structure mentale galvanisée par les luthériens contre la rouille corruptrice, elle avait l’impression d’être en train de s’abandonner à une délicieuse perversion.
Avec le temps, elle aurait fini par concevoir la même stratégie, mais la vague qui montait en elle l’aida à y parvenir plus vite, la poussa vers l’idée que le goût de Lecter pour ce qui était rare, réservé à un marché limité, pourrait bien être la nageoire dorsale du monstre, celle qui coupait la surface des flots et le rendrait repérable.
En comparant des listes de clients sur son ordinateur, elle était susceptible de tomber sur l’une ou l’autre de ses identités d’emprunt. Pour cela, elle avait besoin de connaître avec précision ses préférences. Ses goûts. Elle devait arriver à mieux le connaître que quiconque au monde ne l’avait jamais connu.
« Qu’est-ce qu’il apprécie, d’après ce que je sais de lui ? La musique, le vin, les livres, la bonne cuisine. Et il m’apprécie, moi… »
Le premier pas dans la formation du goût consiste à accepter de se fier à sa propre opinion. En matière de gastronomie, de musique ou de vin, Starling ne pouvait se référer qu’aux habitudes déjà avérées du docteur, à ce qu’il avait consommé dans le passé, mais il y avait un terrain sur lequel elle était au moins son égale : les voitures. C’était une passion, chez elle. Il suffisait de voir sa Mustang pour le comprendre.
Avant d’être démasqué, le docteur Lecter avait eu une Bentley « supercharge ». Avec un compresseur volumétrique et non un turbocompresseur : un équipement réalisé à la demande, muni d’un groupe motopropulseur à déplacement positif de type Rootes qui n’avait pas le temps de latence et les à-coups d’un turbo. Mais le marché des Bentley sur mesure était si étroit qu’il prendrait un risque certain s’il y revenait, conclut-elle rapidement.
Alors, quel modèle achèterait-il, maintenant? Elle comprenait, elle « éprouvait » la sensation qu’il recherchait au volant. La puissance d’un moteur V8 encore augmentée, le couple maintenu bas et constant, la compression linéaire… Que choisirait-elle elle-même sur le marché actuel ?
Sans hésitation aucune, une Jaguar XJR « supercharge ». Par télécopie, elle demanda aux concessionnaires de la marque sur les deux côtes du continent de lui adresser un relevé hebdomadaire de ventes.
Et puis, quoi d’autre ? Qu’est-ce que le docteur Lecter aimait et que Starling connaissait bien, très bien ?
« Il m’apprécie, moi… »
Avec quel empressement il avait réagi au malheur qui s’était abattu sur elle, même compte tenu du délai imposé par le transit de sa lettre par un service de postage. Dommage que la piste de la machine à affranchissement ait tourné court : elle était tellement facile d’accès que n’importe quel escroc aurait pu s’en servir.