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Quand la mélopée s’achève, elle se lève et va à son chevet. La murène glisse sa tête hors du trou dans la roche reconstituée pour voir si ce soir des carpes vont encore pleuvoir de son ciel argenté et mouvant. La voix rêche de Margot a toute la douceur dont elle est capable :

— Tu es réveillé ?

En une seconde, il est là, attentif derrière son œil qui ne se ferme jamais.

— Alors, c’est le moment de parler… — un souffle mécanique — … de ce qu’elle voudrait, Margot? Viens, viens t’asseoir sur les genoux de Papa Noël.

— Tu sais parfaitement ce que je veux.

— Dis-le.

— On veut avoir un enfant, Judy et moi. On veut que ce soit un Verger, notre vrai enfant.

— Pourquoi ne pas t’acheter un petit Chinois ? Ils sont encore moins chers que les porcelets.

— Oui, c’est une bonne action. On pourrait faire ça, aussi.

— Ce que dit le testament de Papa, c’est quoi, déjà ? « En cas d’héritier vivant, dont la filiation avec moi sera attestée par le laboratoire de marquage cellulaire ou un test d’ADN équivalent, celui-ci recevra l’entièreté de mes biens après le décès de mon fils tant aimé, Mason. » Mon fils tant aimé, Mason : c’est moi, ça. Et ensuite ? « En l’absence d’une telle descendance, le seul et unique bénéficiaire sera la Convention baptiste du Sud, avec des dispositions spécifiques pour l’université Baylor de Waco, Texas. » A force de bouffer de la chatte, tu l’avais vraiment mis en colère, Papa.

— Tu ne vas peut-être pas me croire, Mason, mais ce n’est pas pour l’argent… Enfin, si, un peu, mais enfin, tu ne voudrais pas avoir un héritier? Ce serait aussi le tien, tu sais ?

— Pourquoi ne pas te trouver un gentil garçon et lui ouvrir tes jambes, Margot? Ce n’est pas que tu ignores comment on fait, quand même…

La musique marocaine reprend, l’insistance obsédante de l’oud accompagnant la frustration montante chez la sœur.

— Je me suis esquintée, Mason. Avec tous ces machins que j’ai pris, je me suis bousillé les ovaires. Et puis, je veux que Judy participe à ça. Elle a envie d’être la mère porteuse. Mason, tu avais dit que si je t’aidais… Tu m’avais promis ton sperme !

Les doigts arachnéens de Mason tâtonnent sur le drap.

— Eh bien, vas-y, sers-toi. S’il y en a encore, évidemment.

— Écoute, Mason, il y a toutes les chances pour que ta vitalité spermatique soit encore suffisante, on pourrait se débrouiller pour prélever sans douleur et…

— « Prélever » ma « vitalité spermatique » ? Hé, on dirait que tu as déjà parlé à quelqu’un du métier, toi.

— J’ai pris l’avis d’un spécialiste, oui, et ça reste totalement confidentiel. — Même dans la lumière froide de l’aquarium, les traits de Margot s’adoucirent. — On pourrait vraiment très bien s’occuper de cet enfant, Mason. On a suivi des cours d’éducation parentale, toutes les deux. Et Judy vient d’une famille nombreuse très tolérante. Et il y a une association qui aide les couples de femmes avec enfants. Et…

— Tu savais me faire jouir, du temps où on était gosses. Tu me faisais cracher comme un lance-roquettes, même. Et sacrément vite, aussi.

— Du temps où on était gosses, toi, tu me brutalisais, Mason. Tu me faisais mal sans cesse, tu m’as démis le coude pour m’obliger à… Maintenant encore, je ne peux pas dépasser les quarante kilos avec le bras gauche, dans mes exercices.

— Eh bien, tu n’avais qu’à l’accepter, ce chocolat. J’ai dit qu’on allait parler de ça, petite sœur. Dès que cette affaire sera réglée, pas avant.

— Accepte au moins un test, là. Le médecin peut prélever sans douleur un échantillon de…

— Pourquoi « sans douleur » ? Je ne sens plus rien, de toute façon. Tu pourrais me le sucer jusqu’à en perdre le souffle, ce serait égal. Et ça ne se passerait pas comme la première fois. Non, j’ai déjà demandé à des gens de me le faire et le résultat, c’est zéro.

— Le médecin peut faire un prélèvement sans douleur, juste pour voir si la mobilité des spermatozoïdes est suffisante. Judy a déjà commencé à prendre des œstrogènes, on surveille ses cycles, il y a un tas de préparatifs à respecter…

— En toutes ces années, je n’ai pas encore eu le plaisir de faire sa connaissance, à Judy. D’après Cordell, elle a les jambes arquées. Depuis combien de temps vous êtes en… « couple », toutes les deux ?

— Cinq ans.

— Pourquoi tu ne l’amènes pas un peu ici ? On pourrait peut-être… trouver un moyen ensemble, disons.

L’ultime claquement de la derbouka laisse un silence vibrant dans les tympans de Margot. Elle se penche sur son frère.

— Pourquoi tu ne ferais pas tout seul ta petite connexion avec le département de la justice ? lui demande-telle tout bas. Pourquoi tu n’essayerais pas d’aller dans une cabine publique avec ton portable de merde ? Pourquoi tu n’embaucherais pas encore d’autres Ritals à la con pour attraper enfin le type qui t’a transformé la tronche en pâtée pour chiens ? Tu avais dit que tu m’aiderais, Mason !

— Et je le ferai. Quand, c’est à ça que je dois réfléchir.

Elle brise deux noix dans sa paume et fait tomber les coquilles sur le drap.

— OK, mais ne réfléchis pas trop longtemps, Monsieur Beau Sourire.

Quand elle sortit en trombe, sa culotte de cycliste chuinta comme de l’eau sur le point de bouillir.

46

Ardelia Mapp se mettait aux fourneaux quand l’envie lui en prenait et le résultat était toujours remarquable. Appartenant à une tradition culinaire à la fois jamaïcaine et gullah, elle avait décidé ce jour-là de préparer un poulet à la créole, et elle était en train d’épépiner un gros poivron qu’elle tenait délicatement par la tige. Comme elle refusait par principe de payer plus cher pour des volailles prédécoupées, elle avait chargé Starling de se mettre à la planche avec un hachoir.

— Si tu laisses les morceaux entiers, ils ne s’imprégneront pas des épices aussi bien… — Ce n’était pas la première fois qu’elle lui faisait la remarque. — Tiens, regarde.

Elle lui prit le couperet des mains et fendit un bout de carcasse avec une telle énergie que des éclats d’os volèrent sur son tablier.

— Comme ça… Et ces cous, là, tu ne pensais quand même pas les jeter, j’espère ? Remets-moi ce délice par ici, toi.

Elles s’activèrent une minute en silence, puis Mapp reprit la parole :

— Je suis allée à la poste, aujourd’hui. Envoyer des chaussures à Maman.

— J’ai dû y passer, moi aussi, j’aurais pu m’en charger.

— Et tu n’as rien entendu de spécial, là-bas ?

— Hein? Non.

Son amie hocha la tête. Elle n’était pas surprise.

— On me raconte que ton courrier est surveillé.

— Par qui?

— Instruction confidentielle de l’inspection fédérale. Tu n’étais pas au courant, si ?

— Non.

— Alors débrouille-toi pour l’apprendre d’une autre façon. Inutile de créer des ennuis à mon petit copain postier…

— D’ac.

Elle posa le hachoir, les sourcils froncés.

— Ça alors, Ardelia…

Quand elle avait fait la queue au comptoir pour acheter des timbres, elle n’avait rien remarqué de spécial dans l’expression des employés, des Noirs en majorité, qu’elle connaissait déjà pour la plupart. A l’évidence, quelqu’un avait voulu l’aider, mais le risque de poursuites judiciaires et de perdre sa retraite était très réel. Et il était aussi clair que ce quelqu’un avait préféré confier le secret à Ardelia plutôt qu’à elle. Au milieu de son inquiétude, elle ressentit un pincement de joie à constater que la communauté afro-américaine venait de lui faire une fleur. C’était peut-être un verdict de légitime défense dans la fusillade avec Evelda Drumgo qui avait ainsi été tacitement rendu…