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— Maintenant, tu prends ces oignons verts, tu les écrases avec le manche de ton couteau et tu me les donnes. Tu me réduis bien tout en purée, hein ?

Sa tâche achevée, Starling se lava les mains et alla s’asseoir dans le salon d’Ardelia, où régnait comme toujours un ordre impeccable. Sa colocataire surgit quelques instants plus tard en s’essuyant les doigts dans un torchon.

— Alors c’est quoi, ce bordel ? lança Ardelia.

Elles avaient l’habitude de jurer copieusement avant d’aborder un sujet particulièrement déplaisant, une manière postmoderne de se donner du courage.

— Comme si je savais… Qui c’est, le fils de pute qui ouvre mon courrier ? C’est ça, la question.

— L’inspection fédérale, c’est trop haut pour mes potes.

— Ce n’est pas à cause d’Evelda, j’en suis sûre. S’ils surveillent mes lettres, ça ne peut être qu’en rapport avec le docteur Lecter.

— Mais tu leur as toujours donné ce qu’il t’envoyait, bon sang ! Là-dessus, tu es totalement en règle avec Crawford.

— Et comment ! Si c’est la CDP de chez nous qui m’a à l’œil, je pourrai le savoir. Si c’est celle du Département, c’est beaucoup moins simple.

Le département de la Justice et le FBI, qui est placé sous son autorité, disposent de deux commissions de déontologie professionnelle distinctes, censées coopérer entre elles mais parfois opposées par des conflits d’intérêts. Dans le jargon du milieu, on dit que les deux organismes se livrent alors un concours à qui pissera le plus loin et que les agents qui se font attraper dedans risquent fort de prendre une douche. Par ailleurs, l’inspecteur général de la Justice, une fonction éminemment politique, peut à tout moment apparaître et reprendre sous son aile une affaire jugée trop délicate.

— S’ils sont au courant que Lecter prépare quelque chose, s’ils pensent qu’il n’est pas loin, ils doivent te le dire, ils doivent te permettre de te protéger. Dis-moi, Starling, ça t’arrive de… de le sentir pas loin de toi ?

— Non. Il ne m’inquiète pas vraiment. Enfin, ce n’est pas de l’inquiétude, à proprement parler. Il m’est arrivé de rester très longtemps sans penser à lui. Tu vois cette sensation de poids qu’on a quand on redoute quelque chose, comme du plomb, toute grise ? Eh bien, je n’ai jamais eu ça, même pas. Je me dis simplement que s’il y avait un problème je le saurais.

— Mais qu’est-ce que tu « ferais », Starling ? Qu’est-ce que tu ferais si tu te retrouvais en face de lui ? Comme ça, tout d’un coup ? Tu t’y es préparée, dans ta tête ? Tu dégainerais ?

— Aussi vite que je peux me le sortir du falze, je lui dégaine dans le cul, oui.

Ardelia éclata de rire.

— Oui, et après ?

Le sourire de Starling s’effaça.

— Ça dépendrait de lui.

— Tu pourrais le flinguer?

— Si c’est pour garder mes abattis à leur place, tu crois quoi ? Bon Dieu, j’espère bien que ça n’arrivera jamais, Ardelia. En fait, je serais contente qu’il retourne en taule sans que personne d’autre ne trinque… Lui y compris. Quoique, je vais te confier quelque chose: des fois, je me dis que si jamais je le coince je voudrai lui donner sa chance.

— Tu rigoles ou quoi ?

— Avec moi, il pourrait s’en sortir vivant. Je ne lui tirerais pas dessus parce que j’aurais peur de lui, moi. Ce n’est pas un loup-garou. Donc, ça ne dépendrait que de lui.

— Comment, tu n’as pas peur? Tu aurais intérêt à avoir un peu la trouille, ma vieille !

— Tu sais ce qui flanque la trouille, Ardelia ? C’est quand quelqu’un te dit la vérité. J’aimerais qu’il arrive à éviter la peine de mort. S’il s’en tire et qu’il est placé dans un établissement spécialisé, il présentera assez d’intérêt scientifique pour qu’on le traite correctement. Et il n’y a aucun risque qu’on lui impose d’autres types dans sa cellule… S’il était en taule, là, maintenant, j’irais le remercier pour sa lettre. On ne peut pas liquider un gus assez dingue pour dire la vérité.

— Ouais. En tout cas, il y a bien une raison qui leur fait éplucher ton courrier. Ils ont un mandat et il est sous scellés quelque part. Bon, on n’est pas encore sous surveillance, ici. On s’en serait rendu compte. Mais ces enculés, savoir qu’il est dans le coin et ne pas te le dire, je ne leur pardonnerais jamais… Tu te rancardes demain.

— Mr Crawford nous aurait prévenues, lui. Ils ne peuvent pas monter grand-chose contre Lecter sans le mettre dans le coup.

— Jack Crawford, c’est du passé, Starling ! Sur ce point, tu te fais vraiment des illusions. Et s’ils étaient en train de monter quelque chose contre toi? Parce que tu as une grande gueule, parce que tu n’as pas laissé Krendler te sauter ? Si quelqu’un cherchait à t’éliminer? Hé, je suis encore plus sérieuse, maintenant, pour ce qui est de couvrir ma source à la poste !

— On peut faire quoi, pour ton petit copain ? Est-ce qu’on doit faire quoi que ce soit, d’ailleurs ?

— Ah, et qui vient dîner tout à l’heure, d’après toi ?

— Oh, pigé, Ardelia, pigé! Mais attends une seconde, je croyais que c’était moi, l’invitée.

— Tu peux prendre une assiette et l’emporter chez toi.

— Trop gentil.

— Pas de quoi, ma doudou. Ça me fait plaisir, franchement…

47

Quand elle était petite, Starling avait quitté une cahute dont les bardeaux grinçaient sous le vent pour les solides murs de briques de l’orphelinat luthérien.

Le logis le plus délabré de sa prime enfance avait tout de même une cuisine bien chauffée où elle pouvait partager une orange avec son père. Mais la Mort sait où se trouvent les humbles maisons, où habitent les gens qui risquent leur vie pour un maigre salaire. C’est d’une semblable demeure que son père partit au volant de son vieux pick-up pour effectuer la patrouille de nuit qui lui fut fatale.

Starling s’était enfuie de chez ses tuteurs sur une jument promise à l’abattoir, pendant qu’ils étaient occupés à tuer des agneaux. L’orphelinat avait été une sorte de refuge et depuis lors elle s’était sentie en sécurité au sein de structures institutionnelles, logiques, inébranlables. Les luthériens connaissaient mieux Jésus-Christ que la chaleur ou les oranges, certes, mais chez eux le règlement était le règlement, et il suffisait de s’y plier pour avoir la paix.

Tant qu’elle n’avait eu qu’à s’affirmer dans des concours anonymes ou dans le travail sur le terrain, Starling avait su qu’elle pourrait occuper sa place sans problème. Mais elle n’était pas douée pour les intrigues de bureau et en ce matin où elle sortit de sa Mustang d’occasion à Quantico, la haute façade du siège du FBI n’était plus l’enceinte rassurante derrière laquelle elle avait cru trouver son havre. Dans l’air trouble qui flottait sur le parking, même les portes d’entrée paraissaient distordues, peu fiables.

Elle voulait parler à Jack Crawford, mais elle n’avait pas le temps : la reconstitution à Hogan’s Alley allait commencer dès que le soleil serait assez haut.

L’enquête sur le « massacre du marché aux poissons » exigeait en effet une répétition des faits sur la piste de tir de Quantico, filmée de bout en bout, chaque coup de feu et chaque trajectoire de balle soigneusement décortiqués. Starling devait tenir son rôle dans cette mise en scène.