La camionnette banalisée qu’ils avaient utilisée ce jour-là était en place, les impacts rebouchés grossièrement au mastic sur la carrosserie. Une fois, dix fois, ils sautèrent du véhicule. Une fois, dix fois, l’agent qui incarnait John Brigham s’effondra face contre terre tandis que celui qui jouait Burke se tordait sur le sol. Accompagnée des bruyantes détonations des balles à blanc, la fastidieuse pantomime laissa Starling épuisée quand elle s’acheva vers midi.
Après avoir rangé son équipement SWAT, elle alla trouver Jack Crawford dans son bureau.
Elle n’était plus prête à l’appeler Jack, désormais. Quant à lui, il paraissait de plus en plus distant et taciturne avec tout le monde.
— Vous voulez un Alka-Seltzer, Starling ? fit-il, lorsqu’il la vit sur le seuil.
Crawford était un adepte assidu des placebos les plus divers, ainsi que des comprimés de ginkgo biloba, des pastilles digestives et de l’aspirine pour nourrissons. Il avalait les cachets réunis en combinaisons immuables dans sa paume en rejetant la tête en arrière comme s’il buvait un verre cul sec.
Au cours des dernières semaines, il avait pris une autre habitude : retirer sa veste en arrivant au bureau pour enfiler un cardigan que Bella, sa femme défunte, lui avait jadis tricoté. Il paraissait beaucoup plus âgé que les souvenirs que Starling avait de son père.
— Quelqu’un ouvre une partie de mon courrier, Mr Crawford. Il s’y prend comme un pied, d’ailleurs. On croirait qu’il décolle les enveloppes au-dessus d’une bouilloire.
— Votre courrier est sous surveillance depuis que Lecter vous a écrit.
— Ils passent les paquets aux rayons, oui. Ça, d’accord, mais je peux lire mon courrier personnel toute seule. Et personne ne m’a prévenue.
— Ce n’est pas notre CDP qui fait ça.
— Ni le receveur de la poste, Mr Crawford. C’est quelqu’un d’assez haut placé pour avoir un mandat d’interception article 3 sous le coude.
— Et pourtant on dirait du travail d’amateur.
Elle resta silencieuse assez longtemps pour qu’il ajoute :
— C’est mieux que vous vous en soyez rendu compte de cette manière, hein, Starling ?
— Oui, Mr Crawford.
Il hocha la tête avec un petite grimace.
— Bon, je vais voir.
Il prit le temps de réaligner ses flacons de comprimés dans le tiroir de sa table.
— Je vais en parler à Carl Schirmer, au département de la justice. On va tirer ça au clair.
Schirmer était sur un siège éjectable : d’après ce qui se disait, il prendrait sa retraite avant la fin de l’année. Tous les vieux amis de Crawford étaient sur le départ.
— Merci, Mr Crawford.
— Alors, il y a des éléments prometteurs, dans vos élèves flics ? Quelqu’un à qui le service de recrutement devrait parler ?
— Chez les médecins légistes, je ne peux pas encore dire. Dès que c’est un crime sexuel, ils font les timides avec moi. Mais il y en a qui sont de sacrément bonnes gâchettes.
— On en a déjà bien assez, de ça…
Il lui lança un rapide regard.
— Euh, je ne disais pas ça pour vous.
Après une journée passée à reconstituer la mort de John Grisham, Starling alla rendre visite à sa dernière demeure au cimetière d’Arlington.
Elle posa une main sur la pierre encore rugueuse et soudain elle eut sur ses lèvres la sensation très nette du contact de son front glacé comme le marbre et auquel la poudre donnait la même texture râpeuse quand elle l’avait embrassé dans son cercueil en glissant dans sa paume, sous son gant blanc, la dernière médaille qu’elle avait obtenue au championnat de tir de combat.
A présent les feuilles tombaient, jonchant le sol peuplé de morts. La main toujours plaquée sur la pierre, Starling parcourut des yeux ces hectares de tombes en se demandant combien d’êtres tels que Grisham avaient été gaspillés par l’aveuglement, l’égoïsme et la perfidie de vieux hommes fatigués.
Que vous croyiez en Dieu ou non, Arlington est un lieu sacré si vous savez que la vie est un combat. Et ce n’est pas mourir qui est tragique, c’est d’avoir été sacrifié en vain.
Les liens qui l’unissaient à Brigham n’étaient pas moins forts parce qu’ils n’avaient jamais été amants. Un genou à terre près de sa dernière demeure, elle se rappela qu’il lui avait demandé quelque chose, et qu’elle avait dit non, puis qu’il lui avait proposé qu’ils soient amis, en toute sincérité, et que cette fois elle avait répondu oui, de tout son cœur.
Agenouillée dans le cimetière d’Arlington, elle pensa à la tombe de son père, très loin. Elle ne s’y était pas recueillie depuis le jour où elle était allée lui annoncer qu’elle avait obtenu son diplôme. Elle se demanda si le moment était venu d’y retourner.
Derrière les branches noires d’Arlington, le crépuscule était de la même couleur que l’orange qu’elle avait partagée avec son père. Une lointaine sonnerie de clairon la fit frissonner. Le marbre était froid sous sa main.
48
Nous pouvons l’apercevoir à travers notre haleine qui se condense dans l’air glacé, dans la nuit claire au-dessus de Terre-Neuve. Un point lumineux qui s’accroche à la constellation d’Orion puis s’éloigne lentement. Un Boeing 747 cingle face au vent, en route vers l’ouest.
Au dernier pont à l’arrière, là où sont parqués les groupes de touristes, les cinquante-deux participants au voyage « Magie du Vieux Monde », un circuit de onze pays effectué en dix-sept jours, rentrent les uns à Detroit, les autres à Windsor, au Canada. Cinquante centimètres pour les épaules, autant pour les hanches entre les accoudoirs: deux de plus que n’en avaient jadis les esclaves pendant la traversée vers l’Amérique.
Gavés de sandwichs gelés au jambon gluant et au fromage en tube, les passagers respirent les vents de leurs voisins dans l’air parcimonieusement brassé, variation moderne sur le principe du recyclage des eaux usées mis au point par les gros éleveurs de bétail et de porcs dans les années 50.
Au centre de la cabine arrière, avec des enfants de chaque côté de lui et une femme tenant un bébé dans son giron au bout de la rangée du milieu, le docteur Hannibal Lecter endure en silence. Après tant d’années de barreaux et de camisoles de force, il n’aime rien moins que le confinement. Sur les genoux de son petit voisin, une console de jeux informatiques émet des bips incessants.
Comme beaucoup d’autres voyageurs éparpillés à travers la cabine, il porte un badge jaune vif, une face de lune souriante avec la mention CAN-AM Tours en lettres rouges. A l’instar du touriste moyen, il est vêtu d’un faux survêtement de sportif connu, celui-ci orné du sigle des « Feuilles d’érable », l’équipe de hockey sur glace de Toronto. Sous cet accoutrement, une quantité respectable de billets de banque est scotchée à son corps.
Il a participé aux trois derniers jours du voyage organisé après avoir acheté sa place à une agence parisienne spécialisée dans la revente de billets annulés à la dernière minute : l’homme qui devait occuper son siège est reparti pour le Canada entre quatre planches, son cœur ayant flanché pendant l’ascension des escaliers du dôme de la basilique Saint Pierre.
En arrivant à Detroit, il va devoir affronter le contrôle des passeports et le passage de la douane. Il est certain que les agents de tous les grands aéroports du monde occidental ont été mis en garde à son sujet, que sa photographie est accrochée au mur de tous les box, ou qu’elle attend d’être affichée par une simple commande sur tous les écrans d’ordinateur des services de douanes et d’immigration. Et, malgré tout, il estime avoir une chance raisonnable de passer : il est très possible que la photo dont les autorités disposent soit celle de son ancien visage. Le passeport qu’il a utilisé pour entrer en Italie n’a pas de dossier correspondant, puisque c’était un faux. Là-bas, Rinaldo Pazzi avait essayé de se simplifier la vie et de complaire à Mason Verger en s’emparant du dossier du « docteur Fell » chez les Carabinieri, avec les photos et les négatifs nécessaires à l’établissement de ses permis de séjour et de travail. Après les avoir retrouvés dans la mallette de Pazzi, Lecter les a détruits, bien entendu.