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A moins que l’inspecteur italien n’ait photographié le soi-disant Fell à son insu, il n’y a donc guère de probabilités que la nouvelle apparence de Lecter soit reproduite quelque part sur la planète. Non pas que son visage ait tant changé, en fait : un peu de collagène injecté autour du nez et dans les joues, une coupe de cheveux différente, des lunettes. Mais la différence est suffisante si rien n’attire l’attention sur lui. Quant à la cicatrice à la main gauche, il a appliqué un fond de teint résistant et une crème de bronzage teintée dessus.

Il s’attend à ce que les passagers soient répartis en deux files à l’arrivée, titulaires d’un passeport américain et « autres ». Il a choisi Detroit parce que la file des « autres » sera importante, puisqu’il s’agit d’une ville frontalière. Les Canadiens pullulent dans son avion, d’ailleurs. Le docteur pense qu’il pourra passer inaperçu au milieu du troupeau tant que celui-ci voudra bien de lui. Il s’est plié à la visite de quelques sites historiques et musées avec eux, il a toléré la promiscuité dans la cabine bondée, mais il y a tout de même des limites : partager le brouet infâme qu’offre cette compagnie aérienne lui est impossible.

Les yeux rouges et les pieds douloureux, fatigués de leurs vêtements sales et de leurs compagnons d’infortune, les touristes piochent dans leur sachet repas, ouvrant leur sandwich pour en retirer la feuille de salade noircie par le froid.

Soucieux de se fondre dans l’anonymat, il attend que les autres aient achevé leur désolant souper, se soient bousculés devant les toilettes et, pour la majeure partie d’entre eux, aient sombré dans un sommeil hagard. Loin à l’avant, un film usé rampe sur l’écran. Immobile, le docteur Lecter patiente avec le flegme d’un python. A côté de lui, le garçon s’est endormi sur son appareil. D’un bout à l’autre du gros avion, les lampes de lecture se meurent une à une.

C’est seulement maintenant, après un coup d’œil furtif à la ronde, qu’il tire de sous le siège devant lui un élégant carton jaune à filets marron de chez Fauchon, fermé par deux rubans soyeux aux couleurs assorties. Pour son dîner, le docteur Lecter a prévu un pâté de foie gras truffé au délectable parfum et des figues d’Anatolie dont la tige sectionnée pleure encore des larmes sucrées, ainsi qu’une demi-bouteille d’un Saint-Estèphe qu’il apprécie depuis longtemps. Le nœud souple cède dans un chuchotement de soie.

Il s’apprête à savourer d’abord une figue. Il la porte à la bouche, les narines palpitant de son arôme, il se demande s’il va l’engloutir d’une seule et délicieuse bouchée ou en prendre une moitié, quand la console de jeux émet son couinement, une fois, deux fois. Sans tourner la tête, il dissimule la figue dans sa paume et baisse son regard sur le petit. Des effluves de truffe, de foie gras et de cognac s’échappent de la boîte.

Le gamin renifle, museau levé. Ses yeux étroits, brillants comme ceux d’un rongeur, se braquent sur la collation du docteur Lecter. Quand il rompt le silence, c’est avec la voix perçante d’un enfant habitué à revendiquer contre ses frères

— Hé, m’sieur! Hé, m’sieur!

Il est prêt à continuer autant qu’il faudra.

— Oui, quoi ?

— C’est ça qu’ils appellent un repas spécial ?

— En aucun cas.

— Alors c’est quoi que vous avez, là-dedans ? — Il regarde maintenant son voisin d’un cri enjôleur. — Vous m’en donnez un bout, hein ?

— Ce serait avec plaisir, rétorque le docteur Lecter tout en notant que sous la grosse tête de l’enfant son cou n’est pas plus épais qu’un filet de porc, mais tu n’aimerais pas. C’est du… foie.

— De la saucisse de foie, génial! Maman dira rien. Hé, Mmmaaaan !

L’insupportable mioche. Ça aime la saucisse de foie et ça ne sait que geindre ou hurler.

La femme chargée de son bébé au bout de la rangée se réveille en sursaut. Les passagers du rang précédent, qui avaient incliné leur dossier jusqu’à ce que leur cuir chevelu soit à portée d’odorat du docteur Lecter, jettent un regard excédé dans l’infime espace laissé entre les sièges.

— On voudrait bien dormir un peu, ici !

— Mmmaaaan, j’peux avoir un peu de son sandwich?

Le nourrisson, lui aussi tiré du sommeil, se met à pleurnicher. La mère glisse un doigt dans le fond de sa couche et, constatant que le test est négatif, lui fourre une tétine entre les lèvres.

— C’est quoi que vous pensiez lui donner, vous là-bas ?

— Du foie, madame, répond-il aussi bas que possible. Et je ne lui ai rien donné du…

— La saucisse de foie, j’adore, j’en veux ! Il a dit que j’pouvais en prendre !

Le dernier mot s’éternise en plainte lancinante.

— Si vous donnez quelque chose à mon garçon, m’sieur, je peux voir ce que c’est ?

Une hôtesse aux traits engourdis par un somme interrompu se campe devant la femme, dans les piaillements continus du bébé.

— Tout se passe bien, ici ? Vous désirez une boisson ? Il y a un biberon à réchauffer ?

La mère en sort un de son sac, le tend à l’hôtesse de l’air, puis elle allume sa lampe individuelle et, tout en tâtonnant à la recherche d’un téton sous ses habits, elle apostrophe le docteur Lecter :

— Vous voulez me passer ça par là ? Si vous proposez quelque chose à mon garçon, je veux le voir d’abord. Vous vexez pas, hein, mais il a un ventre qui lui joue des tours.

Nous n’avons pas de scrupules à confier notre progéniture à de complets étrangers quand nous les envoyons à la garderie, mais dans le même temps notre culpabilité nous conduit à manifester une agressivité paranoïaque à l’encontre d’inconnus et à cultiver la peur chez nos petits. A une époque comme la nôtre, un monstre authentique doit prendre des précautions à cet égard, même s’il s’agit d’un monstre aussi indifférent aux enfants que le docteur Lecter.

Sans un mot, il fait passer le carton de chez Fauchon à la mère.

— Hé, il est joli, ce pain ! remarque-t-elle en le tâtant avec le doigt qui venait d’inspecter la couche.

— Je vous en prie, madame, servez-vous.

— J’veux pas l’alcool, en tout cas ! s’exclame-t-elle en guettant les rires chez ses voisins. Je savais pas qu’ils vous laissaient en emporter avec vous dans l’avion. C’est quoi, du whisky? Et vous avez le droit de le boire comme ça, ici ? Par contre, j’garderais bien le ruban, si vous le voulez pas.

— Vous ne pouvez pas ouvrir une bouteille de boisson alcoolisée à bord, monsieur, intervient l’hôtesse. Je vais la garder pour vous, vous la demanderez en débarquant.

— Bien sûr, bien sûr. Merci.

Le docteur Lecter était en mesure de s’abstraire de son environnement. Tout glissait sur lui. Les bips de la console de jeux, les ronflements et les pets n’étaient rien en comparaison des hurlements infernaux qu’il avait connus dans les quartiers de haute sécurité. Et son siège n’était pas plus inconfortable qu’une camisole de force. Alors, comme tant de fois dans sa cellule, il rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et se retira dans le calme apaisant de son palais de la mémoire, un édifice qui recèle plus de beauté que de laideur.