Pendant un court instant, le cylindre de métal qui lutte contre le vent accueille entre ses flancs un palais de mille pièces. Et de même que nous lui avions rendu visite au palazzo des Capponi un soir, nous le suivrons maintenant dans son château mental…
L’entrée principale est constituée par la chapelle normande de Palerme, à la beauté sévère, hors du temps, où le seul rappel de la fragilité de l’homme est le crâne gravé dans le sol. Sauf lorsqu’il est très pressé de puiser des informations dans son palais de la mémoire, le docteur Lecter aime s’arrêter là et admirer cette splendide architecture. Au-delà, profonde et complexe, sombre ou lumineuse, s’étend la vaste construction de son être, passé et à venir.
Le palais de la mémoire, procédé mnémotechnique bien connu des savants antiques, a permis de préserver de multiples connaissances tout au long de l’ère de déclin où les Vandales brûlaient les livres. Comme les érudits qui l’ont précédé, le docteur Lecter conserve une énorme quantité d’informations liées à chaque ornement, chaque ouverture et chacune des mille pièces de son édifice, mais contrairement à eux il lui réserve encore une autre fonction : il part y vivre de temps à autre. Il a passé des années parmi ses collections d’art raffinées, alors que son corps restait attaché dans la cellule dont les barreaux d’acier vibraient telles les cordes d’une harpe infernale sous les cris des prisonniers.
Même selon les critères médiévaux, le palais d’Hannibal Lecter est immense. Dans l’univers tangible, il rivaliserait en taille et en complexité avec le Topkapi d’Istanbul.
Nous le rejoignons quand les souples mules de sa pensée glissent dans la galerie des Saisons. L’édifice est construit selon les principes découverts par Simonide et développés quatre siècles plus tard par Cicéron : l’air y circule librement sous ses hauts plafonds, il est peuplé d’objets et de tableaux intenses, étonnants, choquants et même absurdes parfois, souvent d’une grande beauté, exposés et éclairés avec le soin qu’y mettrait le conservateur de musée le plus exigeant. Toutefois, les murs n’ont pas les couleurs neutres d’une salle d’exposition : comme Giotto, le docteur Lecter a décoré de fresques les parois de son esprit.
Il a décidé de prendre l’adresse personnelle de Clarice Starling en passant, mais il a le temps, alors il marque une pause au pied d’un monumental escalier où s’élèvent les bronzes de Riace, ces grands guerriers attribués au ciseau de Phidias et exhumés des fonds marins au large de la Calabre à notre époque, pièces maîtresses d’un espace couvert de peintures murales qui pourraient raconter tout Homère et tout Sophocle.
Quant au docteur Lecter, il serait capable de faire parler la langue de l’Étolie aux lèvres de bronze s’il en avait envie, mais aujourd’hui il a seulement le désir de les contempler.
Mille pièces, des kilomètres de couloirs, des centaines de faits attachés à chaque objet, c’est un agréable répit qui l’attend à chaque fois qu’il décide d’effectuer une retraite ici.
Mais il y a au moins un point sur lequel nous nous retrouvons avec lui : sous les voûtes de notre cœur et de notre cerveau, le danger guette. Toutes les alcôves ne sont pas accueillantes, baignées de lumière et d’air frais. Comme celui d’un donjon médiéval, le sol de notre esprit est parsemé de trous béants, oubliettes fétides qui sont des puits d’oubli, justement, geôles taillées dans le roc en forme de bouteille renversée, avec la trappe au fond. Rien ne s’échappe d’eux pour nous soulager discrètement. Il suffit d’un mouvement de terrain ou de quelque trahison de nos gardiens pour que des étincelles de mémoire enflamment les gaz toxiques et que ce qui était jeté là depuis des années s’envole en tous sens, prêt à détoner dans des explosions de douleur et à nous pousser à de dangereuses extrémités…
Alors, empreints d’une crainte émerveillée, nous le suivons tandis qu’il parcourt d’un pas vif et léger le corridor des souvenirs où flotte la senteur des gardénias, dans la présence intimidante des grandes sculptures et la lumière des tableaux.
Il oblique à droite devant un buste de Pline l’Ancien et monte l’escalier qui conduit à la galerie des Discours, une salle tapissée de statues et de peintures disposées dans un ordre précis, bien séparées les unes des autres et éclairées avec soin, suivant les recommandations de Cicéron.
Ah… La troisième niche à droite en partant de la porte est entièrement occupée par un portrait de Saint François offrant un lépidoptère à un étourneau. Par terre, devant le tableau, une composition grandeur nature en incrustations de marbre. Approchons. C’est une parade militaire au cimetière d’Arlington. Elle est ouverte par Jésus, trente-trois ans, au volant d’un camion Ford Model-T de 1927. A l’arrière de ce vieux tacot, J. Edgar Hoover, le fameux directeur du FBI de 1924 à 1972, se tient debout, en tutu de danseuse, saluant de la main la foule qu’on imagine au fond. Derrière eux marche Clarice Starling, un fusil Enfield 308 à l’épaule.
Le docteur Lecter semble content de la revoir. Starling : « étourneau », en anglais. Il y a déjà longtemps qu’il s’est procuré son adresse personnelle en contactant l’association des anciens élèves de l’université de Virginie. C’est dans cette scène qu’il la conserve et maintenant, pour son seul plaisir, il se remémore les coordonnées de son appartement : 3327 Tindal Street, Arlington, VA 22308.
Il se déplace dans les immenses étendues de son palais de la mémoire. Avec ses réflexes, sa force, la sûreté et la rapidité de son esprit, il est bien armé contre les dangers du monde physique, mais il est des recoins de lui-même où il ne serait sans doute pas prudent pour lui de se risquer, où les principes cicéroniens de logique, d’espace ordonné et de lumière ne peuvent s’appliquer.
Il a résolu d’aller voir sa collection de tissus anciens. En vue d’une lettre qu’il est en train d’écrire à Mason Verger, il veut revoir un texte d’Ovide à propos des huiles faciales aromatisées, qu’il conserve parmi les tissages.
Il poursuit son chemin sur un long kilim, une pièce très originale, en direction de la galerie des Métiers à tisser et des Textiles.
Dans l’univers du 747, la tête du docteur Lecter est appuyée contre le dossier, les yeux fermés. Elle oscille légèrement quand l’avion traverse des turbulences.
Au bout de la rangée, le bébé a terminé son biberon, mais il ne s’est pas encore rendormi. Soudain, il s’empourpre. La mère sent le petit corps se tendre dans la couverture, puis se relâcher. Ce qui vient de se passer ne fait aucun doute, elle n’a même pas besoin de replonger un doigt dans la couche-culotte. Quelqu’un devant soupire « Booooon Dieu ! ».
A l’odeur de gymnase mal ventilé vient s’ajouter une nouvelle couche de pestilence. Habitué aux mœurs de son tout jeune frère, le garçon assis à côté du docteur Lecter continue à dévorer le dîner de chez Fauchon.
Et dans le sous-sol du palais de la mémoire les trappes s’ouvrent d’un coup, les oubliettes exhalent leur haleine puante…
Quelques bêtes avaient réussi à survivre au pilonnage d’artillerie et aux tirs de mitrailleuse qui laissèrent Hannibal Lecter orphelin et la grande forêt de leur domaine déchirée de blessures béantes.
La bande hétéroclite de déserteurs qui s’étaient réfugiés dans le relais de chasse parmi les bois se nourrissaient comme ils pouvaient. Une fois, ils avaient débusqué un malheureux petit chevreuil tout efflanqué, une flèche encore plantée dans le corps, mais qui avait réussi à trouver un peu d’herbe sous la neige et à survivre. Ils l’entraînèrent jusqu’à leur camp pour s’épargner de le porter.