Lecter, qui avait alors six ans, les observa à travers une fente de la grange tandis qu’ils le tiraient et le poussaient avec le filin qu’ils avaient entortillé autour de son cou. Comme ils ne voulaient pas gaspiller une balle, ils s’escrimèrent à briser ses pattes toute maigres et à lui ouvrir la gorge à coups de hache, s’injuriant réciproquement dans plusieurs langues différentes pour que l’un d’eux aille chercher un seau avant que tout le sang ne soit perdu.
L’avorton n’avait guère de viande sur les os. Au bout de deux jours, trois peut-être, les déserteurs franchirent l’étendue neigeuse qui les séparait de la grange et déverrouillèrent la porte. Dans leurs longs manteaux, des panaches de condensation nauséabonde flottant devant leur bouche, ils étaient venus choisir à nouveau parmi les enfants blottis dans la paille. Comme aucun d’entre eux n’avait péri gelé, ils en prirent un vivant.
Après avoir tâté les cuisses, les bras et la poitrine d’Hannibal Lecter, ils le délaissèrent pour porter leur choix sur sa sœur, Mischa, qu’ils emmenèrent avec eux. Jouer, disaient-ils. Aucun de ceux qui étaient partis jouer en leur compagnie n’était jamais revenu.
Hannibal s’accrocha si fort à sa sœur, la retint de tous ses membres nerveux avec un tel acharnement qu’ils finirent par claquer la lourde porte sur lui. Il resta à moitié assommé, l’épaule fêlée.
Ils entraînèrent la fillette dans la neige où les taches sanguinolentes laissées par le chevreuil se voyaient encore.
Il pria aussi très fort pour revoir Mischa. La prière épuisa son cerveau d’enfant mais n’étouffa pas le bruit de la hache au loin. Son vœu, pourtant, ne resta pas entièrement ignoré : il devait revoir les dents de lait de sa sœur dans la fosse d’aisance puante que ses ravisseurs utilisaient, à mi-chemin du relais de chasse et de la grange où ils gardaient prisonniers les petits, leurs seules réserves en ce mois de 1944 où le front oriental avait fini par être enfoncé.
Depuis cette réponse partielle à ses prières, Hannibal Lecter ne s’était plus jamais embarrassé de la moindre référence à un quelconque principe, sinon pour admettre que ses modestes actes de prédation étaient bien dérisoires devant ceux commis par Dieu, dont l’ironie est sans égale et la cruauté gratuite, incommensurable.
Dans l’appareil lancé comme un caillou à travers le ciel, tandis qu’il dodeline un peu de la tête contre son dossier, le docteur Lecter flotte entre sa dernière vision de Mischa traversant la neige ensanglantée et le bruit de la hache. Une force le retient là et c’est insupportable. Alors, l’univers de l’avion est percé par un cri bref sorti de son visage noyé de sueur, un cri aigu, fluet mais sonore.
Les passagers assis devant lui se retournent, ou se frottent les yeux, réveillés en sursaut. L’un d’eux s’exclame d’une voix mauvaise :
— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui t’arrive, petit?
Les yeux du docteur Lecter s’ouvrent, fixés droit en face de lui. Il sent une main sur la sienne. Celle du garçon.
— Z’avez eu un cauchemar, hein ?
Il n’est pas effrayé, ni intimidé par les protestations venues des rangées devant eux.
— Oui.
— J’en fais des tas et des tas, moi aussi. Je me moque pas de vous.
Le docteur Lecter reprend son souffle, la tête toujours un peu rejetée en arrière. Puis il retrouve son flegme comme si un rideau de calme descendait du haut de son front pour recouvrir ses traits. Il se penche légèrement vers l’enfant et lui dit sur le ton de la confidence :
— Tu as eu raison de ne pas manger ces saletés, tu sais. N’y touche jamais.
Il y a longtemps que les compagnies aériennes ne proposent plus de papier à lettres. Parfaitement maître de lui, le docteur Lecter extrait de la poche de sa veste quelques feuilles à en-tête d’un hôtel et entreprend d’écrire à Clarice Starling. Mais d’abord il exécute un rapide portrait d’elle. Le croquis se trouve désormais dans un fonds privé à l’université de Chicago, accessible aux chercheurs habilités. Sur ce dessin, elle ressemble à une petite fille et ses cheveux, comme ceux de Mischa, sont collés à ses joues par les larmes…
Nous pouvons l’apercevoir à travers notre haleine qui se condense dans l’air glacé, une petite mais vive lumière dans le ciel dégagé de la nuit. L’avion croise l’étoile polaire, bien au-delà du point de non-retour, astreint maintenant au grand arc descendant qui le conduit vers le lendemain et le Nouveau Monde.
49
Dans le réduit qui servait de bureau à Clarice Starling, les piles de papiers, de dossiers et de disquettes atteignaient la masse critique. Quand elle réclama plus d’espace, sa requête resta ignorée. « Marre ! » Avec l’audace des désespérés, elle réquisitionna un espace conséquent au sous-sol de Quantico, destiné à devenir le laboratoire de développement photographique réservé à la section Science du comportement, dès que le Congrès approuverait quelque rallonge budgétaire au FBI. La pièce était dépourvue de fenêtres mais elle était tapissée de rayonnages. Aménagée pour servir de chambre noire, elle avait de lourds rideaux noirs en guise de porte, sur lesquels un collègue anonyme s’amusa à épingler un écriteau soigneusement calligraphié en caractères gothiques : « L’Antre d’Hannibal ». Craignant d’attirer l’attention sur elle, Starling ne le jeta pas, mais le mit à l’intérieur.
C’est pratiquement à ce moment-là qu’elle découvrit une mine d’informations personnelles concernant le docteur Lecter à la faculté de criminologie de l’université de Columbia, qui conservait dans un dépôt spécial des originaux datant de son activité médicale et psychiatrique, ainsi que les minutes de son procès et les plaintes déposées contre lui.
La première fois qu’elle se présenta à la bibliothèque, elle attendit trois quarts d’heure que les responsables retrouvent la clé du dépôt, sans succès. A sa seconde visite, le stagiaire étudiant de service ce jour-là consentit d’un air blasé à lui donner accès aux archives, qu’elle trouva dans un complet désordre.
La trentaine passée, Starling n’était pas devenue plus patiente. Grâce à l’intervention du chef de sa section, Jack Crawford, auprès du procureur fédéral, elle obtint par décision de justice le transfert de toute la collection à ses modestes locaux à Quantico. Les marshals n’eurent besoin que d’un fourgon pour réaliser le déménagement. Mais, ainsi qu’elle l’avait craint, l’arrêté du tribunal souleva des vagues dans le cénacle des initiés. Et c’est sur l’une d’elles que finit par arriver, sans crier gare, l’inspecteur général adjoint de la justice, Paul Krendler.
C’était un vendredi, tard dans l’après-midi. Après y avoir travaillé deux longues semaines, Clarice Starling était sur le point d’achever l’identification et le classement de la plupart des archives dans son « Centre d’études lectériennes » improvisé. Elle venait de se laver les mains et la figure pour se débarrasser de la poussière des dossiers. Toutes lampes éteintes, elle s’était assise par terre dans un coin de la pièce, laissant son regard errer sur les mètres d’étagères encombrées de livres et de chemises. Il est possible qu’elle se soit assoupie quelques secondes quand…
Ce fut une odeur qui la réveilla. Instantanément, elle comprit qu’elle n’était pas seule. Cela sentait… le cirage.