Dans la pénombre, Paul Krendler approchait à petits pas le long des rayonnages, sans cesser de scruter les ouvrages et les photographies qui se succédaient sur les murs. Il n’avait pas pris la peine de frapper avant d’entrer: on ne frappe pas sur des rideaux, de toute façon, et puis il n’était pas du genre à s’embarrasser de telles formalités, surtout dans les locaux d’un service qui dépendait directement de son département. Venir ici, dans les sous-sols de Quantico, n’était pour lui qu’un simple tour du propriétaire.
Une paroi entière du bureau était consacrée aux œuvres du docteur Lecter en Italie. En bonne place, un agrandissement de Rinaldo Pazzi suspendu au balcon du palazzo Vecchio, les entrailles à l’air. Le mur d’en face, réservé à ses crimes aux États-Unis, était dominé par un cliché du chasseur à l’arbalète que le docteur avait tué des années plus tôt. Sur ce document de la police américaine, le corps était pendu à un crochet d’un tableau à outils et présentait toutes les blessures caractéristiques des représentations médiévales de « l’Homme blessé ». Un alignement de boîtiers en carton sur les étagères contenaient les multiples plaintes en justice déposées par les familles des victimes du docteur Lecter. Quant à la bibliothèque professionnelle qu’il avait réunie dans son cabinet de psychiatre au temps où il exerçait encore, Starling l’avait rangée selon son agencement originel après avoir étudié à la loupe les photos de son ancien lieu de travail prises par les enquêteurs.
Les seules lumières à lutter contre le soir tombant provenaient d’une radiographie de la tête et du cou d’Hannibal Lecter éclairée par une visionneuse sur le mur et d’un moniteur informatique dans un coin. Le thème de l’écran de veille était « Dangerous Creatures ». De temps à autre, l’ordinateur rappelait son existence par un grognement menaçant.
Empilé à côté du clavier, tout ce que Starling avait réussi à glaner péniblement au cours de ces derniers mois : bouts de papier, reçus, factures qui racontaient en pointillés la vie qu’il avait menée en Italie, et en Amérique avant son internement. Un catalogue tâtonnant des goûts et des passions du docteur Lecter.
Sur le capot d’un scanner à plat, elle avait également dressé la table pour une personne avec ce qui restait du service qu’il avait jadis utilisé à Baltimore : assiette en porcelaine, argenterie, cristal, serviette d’un blanc aveuglant, chandelier. Un mètre carré de raffinement sous les grotesques contorsions des pendus.
Krendler s’empara du verre à vin pour le faire tinter d’une pichenette.
Il n’avait jamais combattu un criminel au corps à corps, senti sa chair contre la sienne. Pour lui, le docteur Lecter était une sorte de vampire médiatique, et une occasion à ne pas rater: il voyait déjà sa propre photo dans une exposition de ce style au musée du FBI une fois que le monstre serait mort, il mesurait l’énorme gain politique que constituerait sa prise. Il était penché si près de la radiographie de l’imposante boîte crânienne du docteur que son nez laissa une traînée de sueur graisseuse sur l’écran lorsqu’il sursauta en entendant la voix de Starling :
— Vous cherchez quelque chose, Mr Krendler ?
— Pourquoi vous restez dans le noir, comme ça ?
— J’étais en train de réfléchir, Mr Krendler.
— Oui ? Au Capitole, ils aimeraient bien savoir ce que nous faisons au sujet de Lecter.
— Voilà. C’est ça que nous faisons.
— Expliquez-moi, Starling. Mettez-moi un peu dans le coup.
— Vous ne préféreriez pas que Mr Crawford vous…
— Et d’abord, où il est, Crawford ?
— Au tribunal.
— J’ai l’impression qu’il est dépassé. Vous ne sentez jamais ça, vous ?
— Non, pas du tout.
— Mais qu’est-ce que vous fabriquez, ici ? Les gars de Columbia ont fait un raffut du diable quand vous avez dévalisé leur bibliothèque. On aurait pu s’y prendre autrement, autrement mieux.
— Nous avons réuni dans ce local tout ce que nous pouvions trouver à propos du docteur Lecter, affaires personnelles, dossiers, tout. Ses armes à feu sont conservées par le service concerné, mais nous avons leurs copies. Ainsi que ce qui reste de ses archives privées.
— Et vous allez où, comme ça? Vous voulez coincer ce salaud ou vous écrivez un livre sur lui ?
Il s’interrompit, savourant l’ironie cinglante qu’il trouvait dans la formule.
— Admettons qu’un de ces aboyeurs de républicains à la commission juridique du Sénat me demande ce que vous, agent spécial Starling, comptez faire pour neutraliser Lecter, je lui dis quoi ?
Elle alluma toutes les lumières du bureau, ce qui lui permit de constater aussitôt que Krendler continuait à s’acheter des costumes coûteux tout en économisant sur ses chemises et ses cravates. Les os de ses poignets velus saillaient de ses manchettes.
Elle laissa son regard errer un moment à travers le mur, loin, très loin, à jamais hors de ce temps et de ces lieux, puis elle se ressaisit, s’obligeant à lui parler comme si elle donnait un cours à l’école de Quantico :
— Nous savons que le docteur Lecter a d’excellents papiers. Il peut compter sur au moins une identité d’emprunt au-dessus de tout soupçon, sinon plus. Il est paré, et il est prudent. Inutile d’espérer qu’il commette une erreur bête.
— Oui, et alors ?
— C’est quelqu’un qui a des goûts très recherchés, parfois très peu courants, en matière de vin, de cuisine, de musique… S’il revient aux États-Unis, il continuera à rechercher les mêmes choses. Il devra se les procurer. Il restera cohérent avec lui-même. Mr Crawford et moi, nous avons étudié tous les reçus et les documents datant de sa vie à Baltimore avant sa première arrestation, et les actions en justice de ses créanciers, et ce que la police italienne a été en mesure de nous transmettre. Sur cette base, nous avons établi une liste de ses préférences. Voyez par exemple, là : le mois où le docteur Lecter a servi à dîner les ris du flûtiste Benjamin Raspail à ses confrères de l’Orchestre philharmonique de Baltimore, il a acheté deux caisses de Château-Pétrus, trois mille six cent dollars chacune, ainsi que cinq caisses de Bâtard-Montrachet à onze cent l’une, ainsi que d’autres crus plus accessibles. C’est ce même vin, du Bâtard-Montrachet, qu’il a commandé à l’hôtel de Saint Louis après son évasion et qu’il s’est fait livrer par l’épicerie Vera dal 1926 à Florence. C’est un produit plutôt rare, donc nous sommes en train de recenser tous les importateurs et revendeurs.
» Quoi d’autre ? A l’Iron Gate, à New York, il a commandé du foie gras de qualité supérieure à deux cents dollars le kilo. A l’Oyster Bar de Grand Central, il a pris des huîtres de Gironde. Ce sont ces crustacés qu’il a servis en entrée aux musiciens du Philharmonique, avant les fameux ris, puis un sorbet, puis… Tenez, vous pouvez retrouver dans Town Country ce qu’il y avait ensuite. — Elle lut à voix haute, d’un trait : — "Un ragoût d’une texture remarquablement riche et sombre, dont les ingrédients n’ont jamais pu être déterminés, servi sur un lit de riz au safran. La saveur en était surprenante, avec ces notes soutenues que seule une réduction minutieuse de la sauce permet d’obtenir." S’il y avait bel et bien une de ses victimes dedans, on n’a jamais pu l’établir. Enfin, bla-bla, bla, l’article continue et continue, avec ici une description détaillée de son service de table et de ses ustensiles de cuisine. Nous avons d’ailleurs vérifié tous les achats en cartes de crédit chez les fournisseurs de porcelaine et de cristal à Baltimore.
Krendler souffla dans ses narines, impatienté.
— Tenez, regardez ici, une plainte pour facture impayée d’un chandelier de chez Steuben. Et le garage Galeazzo de Baltimore a porté plainte pour récupérer la Bentley qu’il y avait achetée. Nous vérifions toutes les ventes de Bentley, neuves ou d’occasion. Il n’y en a pas tant que ça. Et des Jaguar « supercharge », également. Nous avons faxé à tous les fournisseurs de gibier au sujet des achats de sanglier et nous allons les relancer une semaine avant l’arrivée des premières perdrix rouges d’Écosse.