— Le docteur Doemling est le chef du département de psychologie à l’université Baylor, expliqua Mason à Krendler. Il est le titulaire de la chaire Verger. Je lui ai demandé quel type de relations pouvait exister entre le docteur Lecter et l’agent FBI Clarice Starling. Docteur…
Aussi raide sur le canapé que s’il était à la barre d’un tribunal, Doemling tourna la tête vers Krendler, qui eut l’impression d’être un membre du jury et qui reconnut aussitôt les manières posées, la subtile mauvaise foi de l’expert à deux mille dollars la journée.
— Mr Verger connaît évidemment mes références, commença-t-il. Désirez-vous que je les rappelle pour vous ?
— Non, fit Krendler.
— J’ai examiné les notes prises par la dénommée Starling après ses entretiens avec Hannibal Lecter, les lettres que ce dernier lui a adressées et toute la documentation que vous m’avez fournie sur leur passé respectif, Mr Verger.
Krendler ne put réprimer un froncement de sourcils.
— Le docteur Doemling s’est engagé par écrit à respecter la confidentialité de ce dossier, intervint Mason.
— Cordell envoie vos diapos sur le projecteur dès que vous voulez, docteur, le prévint Margot.
— Quelques petites précisions d’abord. Donc, nous savons que Lecter est né en Lituanie. Son père était comte, vieille noblesse remontant au Xe siècle. Sa mère venait aussi d’une excellente famille italienne, c’était une Visconti. Au cours de la retraite allemande de Russie, des panzers nazis qui passaient par là ont pilonné leur domaine, près de Vilnius, depuis la route. Ses parents et la plupart des gens de maison ont été tués. Après cela, les enfants ont disparu. Ils étaient deux, Hannibal Lecter et sa sœur. Nous ignorons ce que cette dernière est devenue, mais ce que je voulais souligner déjà, c’est ceci : Lecter est un orphelin, tout comme Clarice Starling.
— Ce que je vous avais déjà dit, coupa Mason, excédé.
— Mais qu’en avez-vous conclu ? objecta Doemling. Je ne suis pas en train de suggérer une sorte de sympathie spontanée entre deux orphelins, Mr Verger. Il n’est pas question de sympathie, là. C’est un affect qui n’entre pas en ligne de compte. Quant à la compassion, elle est allègrement foulée aux pieds. Non, écoutez-moi bien : ce que cette expérience commune donne au docteur Lecter, c’est simplement le moyen de mieux la comprendre et, en dernier recours, de prendre le contrôle sur elle. Tout est affaire de contrôle, ici. Quant à la dénommée Starling, nous savons qu’elle a passé la majeure partie de son enfance dans des établissements religieux. D’après ce que vous m’avez indiqué, nous ne lui connaissons aucune relation durable avec un homme. Elle habite avec une ancienne camarade d’études, une jeune Afro-Américaine.
— Ça pourrait très bien être un machin sexuel, ça, lança Krendler.
Le psychologue ne daigna même pas lui adresser un regard. Objection rejetée.
— On ne peut jamais affirmer avec certitude pourquoi quelqu’un vit avec quelqu’un, certes, concéda-t-il dédaigneusement.
— Cela fait partie des choses qui restent cachées, comme dit la Bible, compléta Mason.
— Elle a l’air plutôt appétissante, si on aime les filles de la campagne, remarqua Margot.
— Je crois que l’attirance physique est du côté de Lecter, pas du sien, déclara Krendler. Vous l’avez vue : elle est jolie, mais elle est coincée.
— Ah, vraiment, Mr Krendler ?
Il y avait une nuance amusée dans la voix de Margot.
— Toi, Margot, tu penses que c’est une lesbo ?
— Et comment je le saurais, bon sang ? Qu’elle soit ci ou ça, elle tient vachement à le garder pour elle, c’est en tout cas l’impression que j’ai eue. Je crois qu’elle n’est pas commode ; quand je l’ai vue, elle n’était pas plus lisible qu’un joueur de poker mais je ne dirais pas qu’elle est coincée. On n’a pas beaucoup parlé, toutes les deux, mais c’est ce que j’en ai retiré. C’était avant que tu aies « tellement » besoin de mon aide, Mason : tu m’as jetée de la pièce au bout de trente secondes, tu te rappelles ? Non, coincée, je ne pense pas. Simplement, une fille qui a une allure pareille doit toujours garder un air assez distant, parce que des connards viennent lui casser les pieds tout le temps…
Même s’il ne discernait que sa silhouette, Krendler eut la nette sensation qu’elle le regardait avec insistance en formulant cette dernière remarque.
Ces voix dans la pièce à la fois sombre et violemment éclairée formaient un étrange concert: il y avait Krendler et son élocution péremptoire de vrai bureaucrate, le ton pédant de Doemling, la sonorité métallique de Mason Verger avec ses consonnes explosives écorchées et ses sifflantes interminables, et il y avait Margot, sa voix mâle et brusque sortant de ses mâchoires serrées comme celles d’un poney de louage qui ne supporte plus le mors. Et en bruit de fond, la machinerie haletante qui cherchait sans cesse de l’oxygène pour l’invalide.
— J’ai quant à moi certaines idées concernant sa vie privée qui découlent de l’apparente fixation qu’elle fait sur son père, reprit Doemling. Je vais y venir dans quelques instants. Bien. Donc, nous disposons de trois documents du docteur Lecter qui concernent directement Clarice Starling. Deux lettres et un dessin. Celui-ci représente la « Montre-Crucifix »qu’il a conçue du temps où il était à l’asile.
Il leva les yeux vers le moniteur suspendu.
— Projection, s’il vous plaît.
D’une autre partie des appartements, Cordell envoya l’extraordinaire croquis sur l’écran. L’original en avait été réalisé au fusain sur papier-boucherie. Sur la copie dont disposait Mason, les traits étaient du même bleu sombre que des marques de coups.
— Il a essayé de déposer un brevet pour ceci, expliqua Doemling. Comme vous le voyez, le Christ est crucifié sur le cadran et Ses bras font office d’aiguilles, exactement comme pour une montre Mickey. Ce qui est intéressant pour nous, c’est que Son visage, tête penchée, est celui de Clarice Starling. Il l’a dessiné à l’époque de leurs entretiens. Vous avez maintenant une photographie de la susdite, vous pouvez comparer. Euh… Cordell, c’est exact ? Envoyez-nous la photo, s’il vous plaît, Cordell.
C’était indéniable : la tête de Jésus était celle de Starling.
— L’autre singularité, c’est que le corps est cloué à la croix par les poignets et non par les paumes.
— Ce qui est correct, répliqua Mason. On est obligé de les clouer par les poignets en passant les clous dans de grandes rondelles en bois, autrement ils tiennent mal. Idi Amin et moi avons vérifié concrètement ce point quand nous avons remis en scène tout le truc pour Pâques, en Ouganda. Oui, Notre Sauveur a été crucifié par les poignets, c’est un fait, et toutes les représentations picturales sont erronées. Tout ça à cause d’une mauvaise traduction de l’hébreu par les rédacteurs de la Bible en latin…
— Merci, Mr Verger, fit Doemling sans conviction. Enfin, cette représentation de la Crucifixion est clairement un détournement de l’objet sacré. Notez que le bras servant à indiquer les minutes est placé sur le six, ce qui permet de couvrir pudiquement les parties honteuses. Notez également que l’aiguille des heures est sur le neuf, ou à peine plus, ce qui est une référence évidente à la tradition selon laquelle Jésus a été crucifié à cette heure-là.
— Et notez également que six accolé à neuf donne soixante-neuf, un chiffre qui a d’évidentes connotations sexuelles, ne put s’empêcher de glisser Margot.