52
— Je ne peux pas vous donner Clarice Starling comme ça, déclara Krendler après le départ de Doemling. Vous dire où elle est et ce qu’elle est en train de faire, c’est dans mes cordes, mais je n’ai pas droit de regard sur les opérations du FBI. Et s’ils décident de l’exposer, de se servir d’elle comme appât, croyez-moi qu’ils ne la quitteront pas des yeux.
Il pointa un doigt vers les ténèbres de Mason pour souligner ses mots
— Vous n’arriverez pas à vous immiscer dans leur plan. Inutile d’espérer guetter autour d’elle et intercepter Lecter avant eux : leur dispositif aura repéré vos gars avant qu’ils aient dit ouf. Par ailleurs, le Bureau ne prendra aucune initiative tant qu’il ne l’aura pas recontactée ou qu’ils n’auront pas la preuve qu’il est dans le coin. Il lui a déjà envoyé des lettres mais il ne s’est jamais approché d’elle, après tout. Pour une surveillance rapprochée de Starling, il leur faut au minimum douze agents en permanence. C’est beaucoup d’argent. Non, vous auriez été mieux placé maintenant si vous l’aviez laissée se griller après la fusillade. Ça aurait l’air de quoi, de retourner sa veste et d’essayer de la coincer à nouveau à cause de cette histoire ?
— Si, si, avec des si… (pour une fois, Mason ne s’en était pas trop mal tiré avec les sifflantes). Hé, Margot, regarde voir ce journal milanais, le Corriere della Sera, l’édition du dimanche qui a suivi la mort de Pazzi. Dans le carnet, la rubrique des messages personnels. Lis-nous le premier de la colonne.
Margot leva la page saturée d’encre dans la lumière.
— C’est en anglais, destiné à un A.A. Aaron. Voilà : « Livrez-vous aux autorités, où que vous soyez. Vos ennemis sont tout près. » C’est signé « Hannah ». Qui est-ce, celle-là ?
— C’est le nom de la jument qu’avait Starling quand elle était gosse, expliqua Mason. Nous avons là un avertissement adressé à Lecter par Starling. C’est lui qui lui a demandé de signer comme ça, dans sa dernière lettre.
Krendler bondit sur ses pieds.
— Bon Dieu ! Elle n’était quand même pas au courant, pour l’opération à Florence ! Si elle l’est, elle sait forcément que c’est moi qui vous ai mis sur la piste.
Mason poussa un soupir. Il se demandait si Krendler était assez malin pour devenir un homme politique qui servirait ses intérêts.
— Mais non, elle ne sait rien, elle. C’est moi qui ai fait passer ce message dans La Nazione, le Corriere della Sera et le Herald Tribune. Pour publication le lendemain de notre intervention contre Lecter. De cette manière, en cas d’échec de notre part, il croirait que Starling essayait de l’aider. Comme ça, on gardait un lien avec lui par l’intermédiaire de la fille.
— Personne ne l’a remarqué, ce message.
— Non. A part Hannibal Lecter, peut-être. Il voudra la remercier pour le tuyau, par lettre ou en personne, qui sait ? Bon, maintenant écoutez-moi : vous avez toujours son courrier sous surveillance ?
— Absolument. S’il lui envoie quoi que ce soit, nous l’aurons en mains avant elle.
— Alors, ouvrez bien vos oreilles, Krendler : étant donné la façon dont cette petite annonce a été commandée et payée, Clarice Starling n’arrivera jamais à prouver que ce n’est pas elle qui l’a fait publier. Et ça, c’est un délit sérieux. C’est avoir profité de sa position pour tourner la loi. Avec ça, vous pouvez la démolir, Krendler. Vous savez pertinemment que le FBI se contrefout de ses agents quand ils sont dans la merde. Ils la laisseront aux clebs sans le moindre état d’âme. Elle ne sera même pas fichue d’avoir un port d’armes officieux. Et plus personne ne veillera sur elle, à part moi. Et Lecter apprendra très vite qu’elle est à poil, toute seule. Mais avant d’en arriver là, on va essayer d’autres moyens.
Il s’interrompit pour respirer.
— S’ils ne marchent pas, on fera comme Doemling a dit : on la mettra « en situation de détresse » avec cette petite annonce. Détresse, tu parles ! Il y a de quoi la casser en deux, oui ! Et gardez la moitié avec la foune, si vous voulez mon avis ; l’autre est bien trop rasoir, avec ses nom de Dieu de scrupules… Oups, pardon, je ne voulais pas blasphémer !
53
Clarice Starling court parmi les feuilles mortes d’une réserve naturelle de Virginie, à une heure de route de chez elle, un endroit où elle aime venir. Personne aux alentours en ce week-end d’automne, en ce jour de repos qu’elle a bien mérité. Elle suit sa piste favorite sur les collines boisées qui bordent la Shenandoah River. Dans les hauteurs, le soleil du matin a réchauffé l’atmosphère mais, lorsqu’elle redescend, elle retrouve brusquement un air vif. Parfois, elle a encore chaud au visage quand ses jambes sont déjà dans le froid.
A cette époque, la terre n’avait pas retrouvé sa stabilité sous ses pieds quand elle marchait. C’est seulement en courant que le sol lui paraissait plus solide.
Et donc elle court dans la belle lumière mouchetée par les branches, la piste parfois striée par l’ombre des troncs dans le soleil bas. Devant elle, trois chevreuils détalent, deux femelles et un brocard se dégageant d’un bond à couper le souffle. Leur queue blanche fuse dans la pénombre du sous-bois tandis qu’ils s’éloignent à toute allure. Mise en joie par ce spectacle, Starling accélère, elle aussi.
Aussi immobile qu’un personnage de tapisserie médiévale, Hannibal Lecter était assis dans les feuilles fanées sur le versant qui dominait la rivière. La piste lui était visible sur une portion d’environ cent cinquante mètres grâce à ses jumelles protégées des reflets du soleil par une visière en carton qu’il avait lui-même fabriquée. Ce fut d’abord les chevreuils en fuite qu’il eut dans son champ de vision, qui remontaient la colline de son côté. Et puis, pour la première fois depuis sept ans, Clarice Starling surgit en chair et en os à son regard.
Ses traits demeurèrent impassibles derrière les jumelles. Seules ses narines palpitèrent en inhalant longuement, comme si malgré la distance elles avaient détecté le parfum de la jeune femme.
Il perçut nettement l’odeur des feuilles en décomposition, rehaussée d’un soupçon de cannelle, et celle des glands pourrissant doucement sur le sol, et celle à peine marquée de crottes de lièvre à quelques mètres, et dans le sous-bois les effluves musqués d’une dépouille d’écureuil. Mais la fragrance de Starling, qu’il aurait reconnue entre mille, ne flottait pas jusqu’à lui. Il avait vu les chevreuils détaler devant elle et ils avaient depuis longtemps échappé au regard de Starling qu’il les suivait encore des yeux.
Moins d’une minute après, elle apparaissait dans ses jumelles. Elle avançait avec aisance, elle n’avait pas besoin de lutter contre la gravité. Dans son dos, haut sur les épaules, un petit sac d’où dépassait une bouteille d’eau minérale. La lumière rasante du matin l’éclairait par-derrière, donnant à son corps un reflet trouble qui pouvait faire croire que sa peau était couverte de pollen. En suivant son avance, les objectifs du docteur Lecter attrapèrent un reflet sur la rivière qui lui laissa des taches lumineuses dans les yeux pendant un bon moment. Puis elle s’engagea dans la pente et commença à disparaître. Sa nuque fut la dernière partie visible de la jeune femme, avec sa queue de cheval qui se balançait comme le panache blanc d’un chevreuil. Il resta figé sur place, sans faire mine de chercher à la suivre. L’image continuait à courir dans sa tête, très nette, et il en serait ainsi tant qu’il voudrait la revoir en train de dévaler la piste. C’était sa première apparition depuis sept ans, sans compter les photos des tabloïds ni la vision fugitive de ses cheveux à travers les vitres d’une voiture. Mains croisées sous son crâne, il s’étendit sur le lit de feuilles, observant au-dessus de lui le feuillage automnal d’un érable qui tremblait sur le ciel d’un bleu soutenu tirant sur le violet. Violettes aussi, les grappes de raisin sauvage qu’il avait cueillies pendant son ascension jusqu’à son poste d’observation, violets, les grains qui venaient de dépasser leur maturité et dont il savourait maintenant la chair dense, qu’il pressait dans sa paume et dont il léchait le jus comme un enfant le ferait de sa langue tendue. Violette, elle encore.