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Et violettes, les aubergines dans le potager.

En milieu de journée, il n y avait pas d’eau chaude au relais de chasse. Alors, la nounou de Mischa traînait dans le jardin la baignoire en cuivre pleine de bosses et laissait le soleil réchauffer le bain de la petite. Mischa, qui avait deux ans, s’asseyait ensuite dans l’eau étincelante, au milieu des légumes, sous les vifs rayons, des papillons blancs voletant autour d’elle. Seul le fond de la baignoire était rempli, l’eau couvrait à peine ses jambes potelées, et cependant la nounou recommandait expressément à son frère et au grand chien qui l’accompagnait toujours de la surveiller pendant qu’elle retournait à la maison chercher une serviette.

Hannibal Lecter était un enfant qui inspirait la crainte à plusieurs des domestiques, avec sa gravité intimidante, la rare précocité de son intelligence. Mais il n’effrayait pas la vieille gouvernante, qui connaissait parfaitement son affaire, et il n’intimidait pas Mischa, dont les petites mains en forme d’étoile venaient se poser sur ses joues quand elle lui riait au visage.

De la baignoire, sa sœur tendit les bras par-dessus Hannibal pour attirer à elle une aubergine. Elle adorait contempler leur peau lui sante dans le soleil. Ses yeux n’étaient pas noisette comme ceux de son frère, ils étaient bleus, et tandis qu’elle les fixait sur le légume, ils semblaient en prendre peu à peu la nuance, s’assombrir, tirer sur le violet. Hannibal savait qu’elle vouait une passion à cette couleur. Lorsqu’elle repartit à la maison dans les bras de sa nounou, il attendit que l’aide-cuisinier ait terminé de vider la baignoire dans la platebande et soit reparti en maugréant pour s’agenouiller entre les rangées de plants. Les bulles de savon du bain renversé se gonflaient de reflets irisés, verts et violets, avant d’éclater sur le sol en brique. Alors, il sortit son petit canif, coupa la tige d’une aubergine, la fit reluire avec son mouchoir et la prit dans ses bras, encore gorgée de soleil, chaude comme un animal, pour la porter à la chambre de Mischa et la déposer à un endroit où elle la verrait tout de suite. Le violet foncé, la couleur aubergine, fut sa préférée jusqu’à la fin de sa courte vie.

Hannibal Lecter ferma les yeux pour revoir le chevreuil bondissant devant Starling, pour la revoir bondir à son tour sur la piste, le corps enluminé d’or par le soleil oblique. Ce fut un autre chevreuil qui surgit alors, pas celui qu’il attendait, mais le brocard avec sa flèche encore fichée dans le flanc qui se débattait sous le filin passé autour de son cou tandis qu’ils le traînaient vers le billot, le petit chevreuil qu’ils avaient dévoré avant de manger Mischa, et, comme il ne pouvait plus conserver son immobilité, il dut se lever, les mains et les lèvres tachées de jus de raisin, les coins de la bouche tombants comme ceux d’un masque grec. Il jeta un regard en direction de Starling au loin, aspira profondément par le nez et se laissa pénétrer par les senteurs purifiantes de la forêt. Il contempla l’endroit où elle avait disparu de sa vue; la trajectoire qu’elle avait suivie lui sembla plus claire que le sous-bois avoisinant, comme si elle avait laissé une trace lumineuse derrière elle.

Il monta rapidement jusqu’à la crête et redescendit l’autre versant pour rejoindre le parking d’une aire de camping déserte où il avait laissé son pick-up. Il voulait avoir quitté le parc quand Starling reviendrait à son auto, qu’elle avait garée à trois kilomètres de là, près de la guérite des gardiens fermée pour la saison.

Il restait un bon quart d’heure avant qu’elle puisse y parvenir en courant.

Le docteur Lecter s’arrêta près de la Mustang en laissant son moteur allumé. Il avait déjà eu plusieurs fois l’occasion d’inspecter le véhicule sur la zone de stationnement d’un supermarché près de chez elle. C’était l’autocollant de son abonnement annuel au parc national, sur le pare-brise de la vieille Mustang, qui lui avait permis de découvrir qu’elle avait l’habitude de venir y faire son footing. Aussitôt, il avait acheté une carte de la réserve forestière et l’avait explorée à loisir.

La voiture était fermée à clé. Ramassée sur ses larges pneus, elle semblait assoupie. Elle amusait Lecter, cette Mustang à la fois incongrue et terriblement efficace. Même penché tout contre la poignée chromée de la portière, il ne distinguait aucune odeur. Il sortit une mince lame en acier de sa poche, la déplia et l’enfonça dans l’interstice entre la portière et le montant, au-dessus de la serrure. Avait-elle une alarme? Oui? Non? Clic. Non.

Le docteur Lecter se glissa dans l’habitacle, dans un espace intensément habité par la présence de Clarice Starling. L’épais volant était gainé de cuir, avec quatre lettres au centre de l’axe : Momo. Il contempla un instant cette formule, la tête penchée de côté comme le ferait un perroquet, ses lèvres la prononçant en silence : « Momo. » Il se laissa aller contre le dossier, paupières closes, respiration régulière, sourcils levés. La même attitude que s’il avait été en train d’assister à un concert.

Puis, comme dotée d’une volonté autonome, la pointe effilée de sa langue apparut, tel un minuscule serpent rosé qui aurait cherché à s’extraire de son visage. Sans changer d’expression, les yeux toujours fermés, comme en transe, il se pencha lentement en avant, trouva le volant en se laissant guider par son seul odorat. Sa langue s’enroula autour, parcourant les bosses en cuir qui marquaient l’emplacement des doigts sur la face inférieure du rond. Sa bouche goûta la zone où les paumes de Starling reposaient le plus souvent, à deux heures sur le cercle. Il se redressa, sa langue regagna ses quartiers. Ses lèvres remuaient doucement, comme s’il avait été en train de savourer une gorgée de vin. Il prit une longue bouffée d’air, s’interdisant de la rejeter pendant qu’il sortait de la Mustang et refermait la portière, la gardant en lui. Quand il quitta le parc, il avait encore Clarice Starling contre son palais et dans ses poumons.

54

Un des axiomes de la science du comportement veut que les vampires soient des êtres attachés à un territoire, alors que les cannibales, au contraire, parcourent le pays de long en large.

Le docteur Lecter, en tout cas, n’était guère attiré par la vie de nomade. S’il avait réussi à échapper aux autorités, il le devait avant tout à la solidité de ses identités d’emprunt, au soin qu’il mettait à les entretenir et à des moyens financiers toujours aisément accessibles. La fréquence et l’imprévisibilité de ses déplacements ne jouaient aucun rôle particulier dans son succès.

Comme il passait depuis longtemps d’un nom à l’autre, tous deux jouissant d’un excellent crédit, et qu’il en conservait un troisième pour gérer son parc automobile, il n’hésita pas un instant à se préparer un nid douillet aux États-Unis alors qu’une semaine ne s’était pas écoulée depuis son retour.