Le docteur Lecter observe le clavier en faisant jouer ses doigts dans l’air. Il approche sa nouvelle acquisition de la même manière qu’il pourrait aborder une séduisante inconnue, par une remarque à la fois badine et perspicace : il interprète une pièce écrite par Henry VIII, Le Très-Saint verdit la terre.
Encouragé par la réaction de l’instrument, il s’essaie à la Sonate en si bémol majeur de Mozart. L’épinette et lui ne sont pas encore des intimes et cependant la manière dont elle répond sous ses mains lui suggère qu’ils atteindront bientôt une grande complicité. La brise se lève, les bougies tremblotent, mais les yeux du docteur Lecter sont fermés à la lumière, son visage plongé dans la musique, et il joue. Des bulles de savon s’échappent des petites mains en forme d’étoile de Mischa quand elle les secoue au-dessus du bain. A l’entrée du troisième mouvement, c’est une apparition qui fuse à travers la forêt, Clarice Starling court, vole, les feuilles bruissent sous ses pieds, et le vent dans les arbres, et les chevreuils détalent devant elle, deux femelles et un brocard, ils bondissent par-dessus la piste comme le cœur peut bondir dans la poitrine. Et puis il fait soudain plus froid et des hommes hirsutes traînent le maigre brocard hors du bois, une flèche encore fichée dans son flanc, ils le tirent derrière eux pour ne pas avoir à le porter jusqu’au billot, et la musique s’arrête net au-dessus de la neige tachée de sang. Le docteur Lecter s’est accroché des deux mains au tabouret. Il respire profondément, plusieurs fois, repose les doigts sur le clavier, s’oblige à former une phrase, une deuxième, coupée par le silence.
Nous entendons monter de lui l’ébauche d’un cri perçant qui s’interrompt aussi brutalement que la musique. Il reste assis un long moment, tête baissée sur le clavier. Enfin, il se lève sans bruit et quitte la pièce. Impossible de dire où il se trouve maintenant dans la villa obscure. Le vent venu de l’océan a forci, il fouette les chandelles jusqu’à ce qu’elles se meurent en fondant, il chante à peine dans les cordes de l’épinette abandonnée, un air au hasard ou bien un cri flûté venu d’un lointain passé.
55
Dans la grande salle du Mémorial de la Guerre se tient la foire aux armes de la région Atlantique-Centre. Ce sont des hectares d’étals, une plaine d’instruments de mort, en majorité des revolvers et des fusils d’assaut. Les rayons rouges des lunettes à laser raient le plafond.
Peu de vrais chasseurs se rendent à ce genre de manifestations, désormais. Ils évitent. De nos jours, les armes sont mal vues et ces foires sont aussi mornes, ternes et lugubres que le paysage intérieur de la majorité de leurs adeptes.
Observez ces gens : débraillés, fuyants, hargneux, constipés, nourrissant des flammes dans leur « cœur résineux », comme l’a écrit Yeats. Ce sont eux la principale menace contre le droit des citoyens à posséder une arme personnelle.
Leur article préféré ? Le fusil d’assaut de mauvaise qualité, fabriqué à la va-vite pour donner une puissance de feu démesurée à des troupes aussi ignorantes que mal entraînées.
Parmi les panses remplies de bière et les bajoues blafardes des habitués des salles de tir confinées, le docteur Hannibal Lecter promenait son impériale sveltesse. Aucunement intéressé par les pétoires, il alla directement au stand du principal coutelier représenté à l’exposition.
Le marchand, un dénommé Buck, pesait dans les cent soixante kilos. Beaucoup de sabres de décoration, de reproductions d’armes médiévales et gothiques, mais aussi les meilleurs couteaux qui soient, et nombre de matraques également. En quelques secondes, le docteur Lecter repéra la plupart des articles qu’il recherchait, destinés à remplacer l’équipement qu’il avait dû laisser en Italie.
— J’peux vous aider ?
Buck avait un visage jovial et des yeux méchants.
— Oui. Je voudrais ce Harpie, s’il vous plait, et un Spyderco droit avec une lame crantée de dix centimètres. Et puis ce couteau de chasse avec la rainure, là, derrière.
Buck réunit la marchandise demandée.
— Il me faudrait aussi un bon saignoir. Non, pas celui-ci, un bon, j’ai dit. Passez-moi cette matraque en cuir, là, la noire, oui, que je l’essaie…
Il éprouva sa tenue en main.
— Je prends aussi.
— Ce s’ra tout ?
— Non. Il me fallait un Spyderco Civilian, mais je n’en vois pas.
— C’est que c’est pas très connu, ça. J’en garde qu’un en stock, d’habitude.
— Un seul me suffit.
— Deux cent vingt, il coûte. Mais j’peux vous l’faire à cent quatre-vingt-dix seulement, avec le boîtier.
— Parfait. Vous avez des couteaux de cuisine en acier trempé ?
Buck secoua sa tête massive.
— Faudra vous en chercher dans un marché aux puces. C’est là que j’me les trouve, moi. Vous pouvez les aiguiser avec le fond d’une soucoupe.
— Emballez-moi ça. Je reviens dans un instant.
On avait rarement demandé à Buck de préparer un paquet, mais il s’exécuta sans broncher, les sourcils levés.
Comme il fallait s’y attendre, cette foire-exposition était plus un bazar qu’autre chose. Quelques tables de pièces de la Seconde Guerre mondiale qui commençaient à atteindre le statut d’antiquités, des fusils M-1, des masques à gaz aux verres fendillés, des cantines de soldat, sans oublier les inévitables stands d’équipement des nazis où l’on pouvait acheter une véritable cartouche de gaz Zyklon B si l’on avait ce genre de goût. Presque rien datant des guerres du Vietnam et de Corée, par contre, et absolument rien de la récente guerre du Golfe.
Nombre de visiteurs étaient vêtus de treillis, comme s’ils avaient brièvement abandonné la ligne de front pour venir faire leurs emplettes. Les tenues de camouflage étaient aussi en vente un peu partout, y compris l’équipement du guide de chasse écossais qui permet de se fondre totalement dans le décor, idéal pour un sniper ou un chasseur à l’arc. Une grande partie de l’exposition était d’ailleurs consacrée à l’archerie.
Le docteur Lecter était en train d’examiner la tenue du ghillie écossais quand il sentit la présence de deux hommes en uniforme derrière lui. Il saisit un gant d’archet et, pivotant sur ses talons pour examiner la marque du fabricant à la lumière d’un spot, il constata qu’il s’agissait de deux gardes du Service virginien de contrôle de la chasse et de la pêche en rivière.
— C’est Donnie Barber, fit le plus âgé d’entre eux en désignant du menton un point dans la foule. Si jamais tu le coinces un jour devant un juge, préviens-moi, hein ? Je serais content qu’il remette jamais les pieds en forêt, ce sacré fils de pute.
Ils observaient un chaland d’une trentaine d’années qui se trouvait à l’autre bout des stands d’archerie. Il était face à eux, les yeux braqués sur un téléviseur où était projeté un film vidéo. En treillis, lui aussi, il avait passé sa veste autour de la taille en la nouant par les manches. Son tee-shirt kaki révélait les nombreux tatouages sur ses bras. Il portait sa casquette de base-ball avec la visière en arrière.
Le docteur Lecter s’éloigna lentement, en faisant mine de s’arrêter à plusieurs stands, remonta l’allée jusqu’à un étal de lunettes de pistolet à laser. Dissimulé derrière un filet de camouflage sur lequel des holsters étaient exposés, il regarda ce qui captivait tant Donnie Barber sur l’écran.
C’était le film d’une partie de chasse au chevreuil. A l’arc.
Un rabatteur hors champ devait avoir acculé la bête le long d’un grillage dans une parcelle reboisée tandis que le chasseur tendait sa corde. Il était muni d’un micro portatif, dans lequel sa respiration s’accéléra alors qu’il chuchotait : « Mieux que ça, j’l’aurai pas. »