— Pas les conneries, non.
— Copain-copain, vous voulez essayer ?
Le sourire de Margot s’effaça.
— Si c’est pour me proposer la botte, Barney, laissez tomber.
Il secoua son énorme tête en signe de dénégation.
— On parie ?
57
Dans l’« Antre d’Hannibal », les découvertes s’accumulaient jour après jour sur le chemin que Clarice Starling empruntait à tâtons dans le dédale des goûts personnels du docteur Lecter. Ainsi, Rachel DuBerry.
Au temps où elle était une active bienfaitrice de l’Orchestre symphonique de Baltimore, elle était un peu plus âgée que lui mais aussi très belle, ainsi que Starling avait pu le vérifier sur les photos du carnet mondain de Vogue à l’époque. C’était deux riches maris plus tôt. Désormais, elle était Mrs Franz Rosencranz, des textiles Rosencranz. Starling parla d’abord à son assistante avant de l’avoir en ligne.
— Maintenant, je me contente d’envoyer de l’argent à l’orchestre, très chère. Nous sommes bien trop souvent en voyage pour que je puisse continuer à m’impliquer personnellement. Mais si c’est une sorte d’enquête fiscale que vous menez là, je peux vous mettre en rapport avec notre comptabilité.
— A l’époque où vous siégiez aux conseils d’administration du Philharmonique et de la Westover School, vous avez connu le docteur Hannibal Lecter, n’est-ce pas, Mrs Rosencranz ?
Long, très long silence.
— Vous êtes toujours là, Mrs Rosencranz ?
— Je crois que je ferais mieux de prendre votre numéro de poste et de vous rappeler par le standard du FBI.
— Mais certainement.
Quelques minutes plus tard, Rachel Rosencranz, née DuBerry, répondait à la question.
— Oui, j’ai rencontré Hannibal Lecter à des soirées, il y a des années de cela, et depuis les journalistes montent la garde devant mon perron. C’était quelqu’un d’ab-so-lu-ment charmant, et de très, très exceptionnel. Une présence électrisante, de quoi vous faire frissonner dans votre manteau de fourrure, si vous voyez ce que je veux dire… Il m’a fallu un temps fou pour accepter son autre côté…
— Est-ce qu’il vous a déjà fait des cadeaux, Mrs Rosencranz ?
— Presque toujours un petit mot pour mon anniversaire, même quand il a été arrêté. Parfois un cadeau, oui, jusqu’à ce qu’il soit placé dans cet asile. Des présents d’un goût exquis.
— Et puis, il y a eu ce fameux dîner d’anniversaire qu’il a organisé en votre honneur. Où il n’a servi que des crus de votre année de naissance.
— En effet. Mon amie Suzy disait que cela avait été la réception la plus remarquable depuis le Bal en blanc et noir de Truman Capote.
— S’il entre en contact avec vous, Mrs Rosencranz, pourriez-vous prévenir le FBI au numéro que je vais vous donner, s’il vous plaît ? Et puis, j’avais encore une question à vous poser, si vous me permettez : est-ce que vous avez des dates particulières à célébrer avec le docteur Lecter, des événements qui vous concernent tous les deux ? De plus, puis-je vous demander votre date de naissance ?
Ce dernier point avait jeté un froid très palpable à l’autre bout de la ligne.
— Mais… je pensais que vous n’aviez aucun mal à obtenir ce genre d’informations.
— Certainement, Mrs Rosencranz, seulement nous avons constaté certaines… contradictions entre les dates figurant sur votre carte d’assurée sociale, sur votre acte de naissance et sur votre permis de conduire. En fait, ce n’est jamais la même. Je suis désolée d’insister, mais nous surveillons actuellement les achats d’articles de luxe coïncidant avec l’anniversaire des personnes qui sont des connaissances avérées du docteur Lecter.
— « Connaissances avérées » ? Alors, c’est ça que je suis, maintenant? Quelle horrible expression !
Elle eut un petit rire. Comme elle appartenait à une génération de femmes qui ne refusaient pas un verre ni une cigarette, elle avait une voix un peu rocailleuse.
— Quel âge avez-vous, miss Starling ?
— Trente-deux ans, Mrs Rosencranz. Trente-trois l’avant-veille de Noël.
— Eh bien, je vous dirai juste ceci, sans acrimonie aucune : j’espère que vous en aurez quelques-unes dans votre vie, de « connaissances avérées ». Ça vous aide à passer le temps.
— Oui, Mrs Rosencranz. Et votre date de naissance ?
Elle finit par consentir à donner la bonne, qu’elle appela « celle que le docteur Lecter connait ».
— Pardonnez-moi, Mrs Rosencranz : l’année, je peux comprendre, mais pourquoi avoir changé aussi le jour et le mois ?
— Je voulais être Vierge. Cela s’harmonisait mieux avec Mr Rosencranz. C’était peu après notre rencontre.
Les personnes qui avaient connu le docteur Lecter au temps où il vivait en cage avaient une vision de lui assez différente, évidemment.
Starling avait sauvé Catherine, la fille de l’ancienne sénatrice Ruth Martin, de la cave infernale où la retenait le criminel en série Jame Gumb. Si elle n’avait pas été battue aux élections suivantes, Ruth Martin aurait sans doute tenu à l’en récompenser par de multiples faveurs. Au téléphone, elle se montra très chaleureuse avec elle, lui donna des nouvelles de Catherine et s’enquit de sa situation.
— Vous ne m’avez jamais rien demandé, Starling. Si vous cherchez un autre job, je…
— Merci, sénateur Martin.
— En ce qui concerne ce salaud de Lecter, je n’ai rien de nouveau, non. J’aurais bien entendu immédiatement prévenu le FBI si j’avais appris quoi que ce soit. Enfin, je laisse ce numéro direct près de mon téléphone, au cas… Et Charlsie sait comment s’y prendre avec les lettres suspectes. Mais je ne pense pas qu’il cherche à me contacter. La dernière chose qu’il m’ait dite à Memphis, ce connard, c’était « J’a-dore votre tailleur. » En cruauté, personne ne peut rivaliser avec lui, j’en suis convaincue. Vous savez ce qu’il m’a fait, à ce moment-là ?
— Je sais qu’il vous a narguée.
— Catherine avait disparu, nous étions tous au désespoir et lui, il affirmait avoir des infos au sujet de Gumb, alors je l’ai supplié, supplié de m’aider… Et lui, il me regarde avec ces yeux de serpent qu’il a et il me demande si j’ai allaité ma fille. Si je lui ai donné le sein quand elle était bébé. Et quand je lui réponds oui, il me dit : « Ça donne soif, non ? » Et ça m’a tout rappelé d’un coup, la petite dans mes bras qui tétait, moi qui attendais qu’elle soit rassasiée, j’ai eu le cœur brisé comme jamais encore auparavant, et lui, il était là à me regarder et il buvait ma peine, littéralement…
— Quel genre était-ce, sénateur Martin ?
— Quel genre… Pardon, quoi ?
— Quel genre de tailleur portiez-vous ce jour-là ? Celui qui a tellement plu au docteur Lecter.
— Attendez, que je me souvienne… Oui, un ensemble Givenchy bleu marine, très habillé, répondit Ruth Martin, un peu froissée par ce que semblaient être les priorités de Starling. Eh bien, lorsque vous l’aurez refourré au trou, venez me voir, Starling. On fera du cheval.
— Merci, sénateur. Je m’en souviendrai.
Deux conversations téléphoniques, deux facettes du docteur Lecter. Le charme dans l’une, les écailles dans l’autre.
Elle prit des notes. « Crus de l’année de naissance » : cette donnée était déjà traitée dans le petit programme qu’elle avait mis au point. « Givenchy », à ajouter à sa liste d’articles de luxe sous surveillance. Après un instant de réflexion, elle écrivit aussi « allaitement », sans déceler aucune raison précise à son geste dans l’immédiat. Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir car le téléphone s’était mis à sonner sur sa ligne rouge.