Mason avait aussi fait construire au bout de l’auvent de la grange une solide barrière percée d’un portail à deux vantaux superposés, sur le même principe que celui que Carlo avait installé en Sardaigne. Derrière cette protection, il allait pouvoir alimenter ses cochons en jetant par-dessus les traverses des vêtements bourrés de carcasses de poulets, de quartiers d’agneaux et de légumes qui atterriraient dans la mêlée.
Ils n’étaient pas intrépides, mais ils ne craignaient ni les hommes ni le bruit, et même Carlo n’aurait pu s’aventurer dans l’enclos avec eux. Le porc est un animal à part : il a des éclairs d’intelligence et un sens pratique d’une logique effrayante. Ceux-ci ne manifestaient pas d’hostilité particulière envers les humains, ils avaient simplement pris goût à les manger. Ils avaient également des pattes aussi nerveuses qu’un taureau de combat, les mâchoires redoutables d’un chien de berger, et les mouvements qu’ils effectuaient autour de leurs gardiens avaient un sinistre relent de préméditation. Piero, ainsi, avait frôlé la mort la fois où il avait récupéré une chemise dont ils avaient pensé pouvoir se resservir pour un de leurs repas.
Jamais encore il n’y avait eu des porcs d’une telle puissance, plus massifs que le sanglier d’Europe et d’une égale brutalité. Carlo avait le sentiment d’être leur créateur. Ce qu’ils allaient bientôt faire, cette incarnation du mal qu’ils allaient prochainement détruire, serait le seul hommage rendu à son œuvre, et il n’en demandait pas plus.
A minuit, tous, hommes et bêtes, étaient profondément endormis : Carlo, Piero et Tommaso dans le grenier de la sellerie, les cochons toujours enfermés, ronflant, leurs élégants petits sabots commençant à piaffer dans leurs rêves, quelques-uns s’étirant sur la toile propre qui leur servait de litière. A peine éclairé par le feu de la forge, le crâne du trotteur Ombre mouvante surveillait l’ensemble.
67
En s’apprêtant à attaquer un membre du FBI avec la fausse preuve fabriquée par Mason, Paul Krendler prenait un risque qui lui serrait un peu la gorge. Si Madame le procureur général des États-Unis découvrait la supercherie, elle n’hésiterait pas à l’écraser comme un cafard.
Mais, au-delà de l’inquiétude pour son propre sort, la perspective de ruiner la carrière de Clarice Starling ne le préoccupait pas autant que s’il s’était agi d’un homme. Car un mâle doit nourrir sa famille, tout comme il le faisait lui-même en dépit de la gloutonnerie et de l’ingratitude de ladite nichée.
Et puis, Starling devait être mise hors course, de toute façon : si on la laissait remonter les pistes avec l’ingéniosité obtuse et tenace des femmes, elle finirait par retrouver Hannibal Lecter. Et, dans ce cas, Mason Verger ne lui donnerait rien, ni argent, ni protection.
Le plus tôt elle serait dépouillée de ses ressources et exposée en appât facile, le mieux ce serait.
Au cours de son ascension, d’abord en tant que procureur local très impliqué dans la vie politique, puis au département de la justice, Krendler avait déjà eu à casser professionnellement des gêneurs. Il savait d’expérience que sur ce plan les femmes sont beaucoup plus vulnérables que les hommes : si l’une d’elles est promue à un poste qui n’aurait pas dû revenir à quelqu’un de son sexe, il est toujours facile, et payant, de proclamer qu’elle l’a obtenu en couchant.
Quoique ce genre d’accusations ne pourrait jamais marcher avec Clarice Starling, se dit-il. En fait, il ne connaissait pas une femme qui aurait eu autant besoin d’un bon coup de rouleau par-derrière. Il pensait parfois à cette corrosive revanche quand il se fourrait un doigt dans le nez.
Il aurait été incapable d’expliquer son animosité à l’encontre de Starling. C’était une haine viscérale, qui appartenait à une partie de lui-même où il ne pouvait se risquer, un recoin avec des sièges couverts de housses, un plafonnier en dôme, des poignées aux portes et des crémaillères aux fenêtres, et une fille qui avait l’aspect de Starling mais non sa réserve et qui, sa culotte tombée autour des chevilles, lui demandait ce qui pouvait bien lui arriver, bon sang, et pourquoi il n’y allait pas, enfin, et s’il « n’était pas un peu pédé, par hasard », un peu pédé, un peu pédé…
Si on ne savait pas à quel point Starling était cul-serré, pensa Krendler, sa prestation en blanc et noir était étonnamment supérieure aux qualités érotiques que pouvaient suggérer ses rares promotions, il devait l’admettre. Les satisfactions professionnelles n’étaient certes pas tombées en masse dans son escarcelle, tout au long de ces années : en ajoutant de temps à autre une touche empoisonnée à son dossier, Krendler avait réussi à influencer la direction du personnel du FBI de telle manière que les postes gratifiants qu’elle aurait été en droit d’attendre ne lui soient jamais proposés. Son indépendance d’esprit et son refus de mâcher ses mots avaient facilité le travail de sape.
Mason n’était pas disposé à attendre les conclusions de l’enquête interne sur la fusillade du marché aux poissons. D’ailleurs, il n’était nullement assuré que Starling en sorte ternie : la mort d’Evelda Drumgo et des autres était à l’évidence le résultat d’une mauvaise conception du raid. Et c’était un miracle qu’elle ait pu sauver ce petit moutard, un parasite de plus à nourrir sur les deniers publics… Rouvrir la plaie de cette horrible histoire n’avait rien de difficile, certes, mais ce serait une manière stérile de s’en prendre à Starling.
Non, la méthode Mason était bien meilleure. Plus rapide, plus radicale. D’autant que le moment était propice. Un axiome en vigueur à Washington et dont la pertinence a été vérifiée encore plus souvent que celle du théorème de Pythagore stipule en effet qu’en présence d’oxygène un seul pet bien sonore émis par un coupable patent couvrira plusieurs flatulences mineures dans la même pièce, à condition que celles-ci se produisent simultanément ou presque. En d’autres termes, le procès en destitution du Président accaparait alors suffisamment le département de la justice pour que Krendler ait tout loisir de régler son compte à Starling.
Mason Verger exigeait des échos dans la presse, que le docteur Lecter ne manquerait pas de remarquer. Mais Krendler devait s’arranger pour que l’affaire apparaisse comme un déplorable incident. Par chance, une occasion se présentait qui allait lui faciliter la tâche : ce serait bientôt l’anniversaire de la création du FBI.
La conscience de Krendler était assez souple pour lui accorder l’absolution quand il le fallait. Elle lui murmurait maintenant, en guise de consolation, que si Starling perdait son job, elle devrait au pire se passer de la grande antenne parabolique qui planait au-dessus du repaire de gouines où elle vivait. Au pire, il donnait ainsi à une gâchette facile l’opportunité de passer par-dessus bord et de ne plus mettre en danger la vie d’autrui.
Une gâchette trop nerveuse par-dessus bord, de quoi empêcher le bateau de tanguer, compléta-t-il, ravi par ces deux métaphores nautiques qui semblaient conférer une logique rassurante à son raisonnement. Que ce soit le tangage du bateau qui l’ait expédiée à la baille ne lui traversa pas l’esprit.