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C’est au moment où les invités de marque quittaient l’estrade que Krendler put passer à l’action. Boule à Zéro, le jeune reporter-télé qui se tenait près des marches, lui tendit son micro :

— Mr Krendler, est-il exact que l’agent Clarice Starling a été déchargé de l’enquête sur Hannibal Lecter ?

— Je pense qu’il serait prématuré de faire le moindre commentaire à ce sujet pour l’instant. Prématuré et dommageable pour l’agent Starling. Je dirai simplement que l’inspection générale de mon département est en train de s’intéresser au traitement du cas Lecter. Aucune charge n’a été retenue contre qui que ce soit.

Le représentant de CNN obtint lui aussi ses quelques mots.

— Mr Krendler, dans le milieu de la presse italienne on avance qu’une source dans l’appareil d’État américain aurait illégalement communiqué des informations au docteur Lecter en lui conseillant de prendre la fuite. Est-ce pour cette raison que l’agent Starling a été suspendue ? Est-ce que cela expliquerait également que l’Inspection Générale, et non la commission de déontologie professionnelle du FBI, s’occupe de cette affaire ?

— Je ne peux commenter des informations de la presse étrangère, Jeff, vous le comprenez. Ce que je suis habilité à dire, par contre, c’est que le bureau de l’inspecteur général enquête sur des allégations dont la véracité n’a pas encore été établie. Nous devons être responsables vis-à-vis de nos agents tout autant qu’envers nos amis européens, martela-t-il avec l’index tendu dans les airs, tel un Kennedy. Le dossier Lecter est entre de bonnes mains, je puis vous l’assurer. Pas seulement celles de Paul Krendler, celles aussi d’experts en de multiples disciplines au FBI et au Département de la Justice. Nous développons actuellement un projet dont il sera possible de parler quand il aura porté ses fruits.

Le lobbyiste allemand qui avait loué sa villa au docteur Lecter avait doté le salon d’un gigantesque système de télévision Grundig. Sans doute pour rendre le meuble ultramoderne moins choquant au milieu du décor, il avait posé dessus un de ses plus modestes bronzes de la Léda au cygne.

Le docteur était en train de regarder une émission intitulée Une brève histoire du temps, consacrée au célèbre astrophysicien Stephen Hawking et à son œuvre. Il l’avait déjà vue à plusieurs reprises et c’était maintenant son passage préféré, le moment où la tasse de thé tombe de la table et se brise sur le sol. Hawking, tout de guingois dans son fauteuil roulant, commente de sa voix digitale : « D’où vient la distinction entre le passé et l’avenir ? Les lois de la science ne la reconnaissent pas et pourtant, dans la vie courante, la différence est importante. Ainsi, voir une tasse de thé glisser de la table et se casser en mille morceaux sur le sol n’a rien d’exceptionnel mais le jamais-vu, ce serait qu’elle se reconstitue et qu’elle saute à sa place… »

Repassé en sens inverse, le film offre précisément ce spectacle, celui de la tasse qui reprend sa forme et son emplacement initiaux. Hawking poursuit son commentaire : « C’est l’évolution vers un état de désordre accru, dite entropie, qui distingue le passé de l’avenir, qui donne un sens au temps. »

Le docteur Lecter était un grand admirateur des travaux de Stephen Hawking, qu’il suivait d’aussi près que possible dans les revues de sciences mathématiques. Il savait que Hawking avait soutenu à un moment que l’expansion de l’univers finirait par s’arrêter et qu’il entrerait à nouveau dans une phase de rétrécissement, que l’entropie pourrait s’inverser. Par la suite, il était revenu sur cette hypothèse en déclarant s’être trompé.

Les connaissances de Lecter en mathématiques pures étaient plus que substantielles, mais Stephen Hawking évolue dans une sphère inaccessible au reste des mortels. Des années durant, le docteur avait tourné et retourné le problème. Il aurait tant voulu que Hawking ait eu raison, que l’univers cesse de s’étendre, que l’entropie se ravise, que Mischa, dépecée et digérée, soit à nouveau entière…

A propos de temps… Le docteur Lecter stoppa la cassette pour attraper les informations à la télévision.

Sur son site Web public, le FBI donne une liste quotidienne des émissions ou des articles de presse concernant le Bureau qui sont prévus dans les prochains jours. Le docteur Lecter, qui vérifiait chaque matin sur la page Internet du FBI qu’il figurait toujours sur la liste des dix criminels les plus recherchés du pays, avait donc repéré longtemps à l’avance la célébration de l’anniversaire de sa fondation et là, dans un confortable fauteuil, en veston d’intérieur et foulard assortis, il regardait Krendler débiter ses mensonges. Les yeux mi-clos, humant son verre de cognac dont il prenait de lentes gorgées, il observait cette face livide qu’il n’avait pas revue depuis que l’individu avait approché sa cage à Memphis peu avant son évasion, sept ans plus tôt.

Sur la chaîne locale de Washington, il découvrit Starling en train de se faire dresser contravention, une nuée de micros poussés à travers la vitre baissée de sa Mustang. A cette heure, les commentaires télévisés soutenaient déjà qu’elle était « accusée d’atteinte à la sûreté de l’État » dans l’affaire Lecter.

Ses yeux noisette s’écarquillèrent à la vue de la jeune femme. Des étincelles montées du plus profond de ses pupilles fusèrent autour de son visage reflété en lui. Bien après qu’elle eut disparu de l’écran, il conservait une image d’elle complète, parfaite, qu’il fondit à une autre, Mischa, et il les compressa toutes les deux jusqu’à ce que de nouvelles étincelles jaillissent littéralement de leur noyau fusionnel et emportent leur image unique vers l’est, dans le ciel de la nuit, où elle rejoignit la course des étoiles au-dessus de la mer.

Quand bien même l’univers se contracterait, le temps s’inverserait et les tasses de thé cassées se reconstitueraient, une place pouvait désormais être trouvée à Mischa en ce monde, la plus estimable que le docteur Lecter ait connue : celle de Starling. Oui, Mischa pourrait occuper la place de Starling sur terre. Et si cela se réalisait, si le passé voulait revenir, la disparition de Starling laisserait à Mischa un espace aussi étincelant de propreté que la baignoire en cuivre dans le jardin.

74

Le docteur Lecter gara son pick-up à un pâté de maisons de l’hôpital Maryland-Misericordia et frotta soigneusement ses pièces de monnaie avant de les glisser dans le parcmètre. Puis, équipé de l’épaisse combinaison que les ouvriers portent par grand froid et d’une casquette à longue visière destinée aux caméras de la sécurité, il se dirigea vers l’entrée principale.

Plus de quinze années s’étaient écoulées depuis l’époque où il avait hanté ces lieux, mais pour l’essentiel le décor lui parut inchangé. Revoir l’endroit où il avait commencé à exercer la médecine n’éveillait en lui aucune émotion particulière. Les étages à accès réservé avaient subi une rénovation superficielle qui n’avait pas modifié notablement leur structure initiale, ainsi qu’il l’avait vérifié sur les plans du département des Travaux publics.

Grâce au badge de visiteur obtenu à la réception, il pénétra dans l’espace hospitalier proprement dit, parcourut les couloirs en lisant les noms des patients et de leurs médecins sur la porte des chambres. Il se trouvait dans l’unité de convalescence postopératoire, où les malades étaient placés après une intervention en chirurgie cardiaque ou neurologique.