— Bon, il y a eu kidnapping, d’accord.
— J’arrive chez vous tout de suite. Vous pourriez m’affecter comme auxiliaire à l’unité d’intervention et…
— Ne venez pas. Je ne serais pas autorisé à vous laisser entrer.
Elle n’eut pas la chance d’avoir quitté le parking avant l’arrivée d’une patrouille de police d’Arlington. Il fallut un bon quart d’heure pour corriger l’avis de recherche erroné que le 911 avait diffusé. Le policier qui recueillit la déposition de Starling était une femme corpulente, à chaussures en skaï compensées, dont le carnet de contraventions, le talkie-walkie, le revolver, le pistolet à gaz et les menottes avaient du mal à trouver leur place sur les fesses rebondies qui distendaient le bas de sa tunique. Elle mit un long moment à décider s’il était plus juste d’indiquer « FBI » ou « Sans » à la mention « adresse professionnelle ». Et, lorsque Starling la braqua en devançant ses questions, son manque de coopération fut encore plus patent. Puis Starling leur montra les traces de pneus neige, là où la fourgonnette avait buté sur le ralentisseur, mais comme aucun des policiers n’avait d’appareil photo, elle dut leur prêter le sien et leur expliquer comment il fonctionnait.
Tout en répétant pour la énième fois ses réponses, elle n’arrêtait pas de s’adresser des reproches dans sa tête, en une formule lancinante : « J’aurais dû les prendre en chasse, j’aurais dû. Il fallait vider cet abruti de sa Lincoln et foncer à leur poursuite… »
79
Dès qu’il apprit l’enlèvement par ses informateurs, Krendler passa plusieurs coups de fil de vérification avant d’appeler Mason Verger sur la ligne protégée.
— Starling a été témoin de la capture. On n’avait pas prévu ça. Elle fait du tintouin au FBI de Washington, elle dit qu’il faut un mandat de perquisition contre vous.
— Krendler…
Il s’interrompit, en attente d’oxygène ou sous l’effet de l’exaspération, son interlocuteur n’aurait pu le dire avec certitude.
— Krendler, j’ai déjà porté plainte contre Starling auprès des autorités locales, du shérif et du procureur en raison du harcèlement auquel elle me soumet en appelant aux heures les plus indues pour m’abreuver de menaces sans queue ni tête.
— Elle… elle a fait ça ?
— Bien sûr que non, mais elle ne peut pas le prouver et ça ajoute à la confusion. Bon, jusqu’à plus ample informé, je peux bloquer tous les mandats qu’on voudra au niveau du comté et de l’État. Mais je vous demande de téléphoner au procureur d’ici pour lui rappeler que cette nana hystérique a la haine contre moi. Les flics locaux, je peux m’en charger tout seul, croyez-moi.
80
Enfin débarrassée de la police, Starling changea son pneu et repartit chez elle, vers son téléphone et son ordinateur personnels. Son cellulaire de service lui manquait cruellement, elle n’avait pas encore eu le temps de le remplacer.
Elle trouva un message d’Ardelia Mapp sur le répondeur : « Starling, s’il te plaît, assaisonne le bœuf et mets-le à cuire dans la cocotte. Surtout, pas les légumes tout de suite ! Rappelle-toi ce que ça a donné l’autre fois. Je suis coincée dans une procédure d’exclusion de merde, j’en ai au moins jusqu’à cinq heures. »
Sur son portable, elle tenta d’ouvrir le dossier VICAP de Lecter. Accès refusé, non seulement sur cette page, mais sur l’ensemble du réseau interne du FBI. Désormais, elle n’avait pas plus de ressources informatiques que le garde champêtre le plus isolé du continent nord-américain.
Le téléphone sonna. Clint Pearsall.
— Starling ? Est-il vrai que vous avez importuné Mason Verger en l’appelant plusieurs fois ?
— Jamais. Je le jure.
— Il prétend le contraire, lui. Il a invité le shérif à venir inspecter sa propriété. Il le lui a demandé expressément, même. Ils sont en train de le faire, là. Donc, pas de mandat, ni maintenant ni à court terme. Et nous n’avons pas pu trouver un seul autre témoin du kidnapping. Il n’y a que vous.
— Il y avait un vieux couple dans une Lincoln blanche sur les lieux, Mr Pearsall. Dites, et si vous épluchiez les achats par cartes de crédit dans le magasin juste avant les faits ? Ils ont un compteur horaire, aux caisses.
— On va s’en occuper, oui, mais…
— Mais ça prendra du temps, compléta-t-elle.
— Euh, Starling ?
— Oui?
— Entre vous et moi, je vais vous rancarder sur les trucs importants. Mais vous ne vous en mêlez pas, compris ? Tant que vous êtes suspendue, vous n’êtes plus assermentée et vous n’êtes pas censée être informée. Vous êtes le quidam lambda.
— Je sais, Mr Pearsall, je sais.
Quand vous vous apprêtez à prendre une décision importante, que regardez-vous ? Nous qui n’appartenons pas à une culture contemplative, nous ne sommes pas habitués à lever les yeux vers le sommet des montagnes. La plupart du temps, nous tranchons des dilemmes essentiels tête baissée, l’œil braqué sur le linoléum passe-partout d’un couloir anonyme, ou en murmurant quelques mots à la hâte dans une salle d’attente où le téléviseur piaille des insanités.
Pressée par un besoin indéfinissable, Starling traversa la cuisine pour pénétrer dans l’ordre harmonieux de la partie du duplex qu’occupait sa camarade. Elle contempla un moment la photographie de la grand-mère Mapp, cette petite bonne femme indomptable qui connaissait tous les secrets des infusions. Elle fixa sa police d’assurance encadrée au mur. Ici, on savait qui habitait les lieux et les lieux étaient habités.
Elle retourna à ses quartiers. Impersonnels, désertés, pensa-t-elle. Qu’avait-elle accroché au mur, elle ? Son diplôme de l’École du FBI. Aucune photo de ses parents ne lui était parvenue. Elle avait vécu sans eux depuis si longtemps qu’ils ne subsistaient que dans ses pensées. Parfois, au hasard d’une bonne odeur de petit-déjeuner, ou d’une bribe de conversation surprise chez d’autres, d’une expression familière, elle sentait leurs mains sur elle. Mais c’était surtout dans sa perception du bien et du mal qu’elle décelait leur présence.
Et d’abord, qu’est-ce qu’elle était, elle ? Qui avait jamais pris la peine de la reconnaître ?
« Vous pouvez être aussi forte que vous le souhaitez, Clarice. Vous êtes une lutteuse. »
Elle pouvait comprendre le désir de mort qui animait Mason Verger. S’il tuait le docteur Lecter ou s’il en chargeait quelqu’un, elle aurait été capable de l’accepter : il avait ses griefs. Ce qui lui était insupportable, c’était l’idée que le docteur soit torturé jusqu’à en perdre la vie. Elle le refusait comme elle avait jadis fui l’abattage des agneaux et des chevaux.
« Vous êtes une guerrière, Clarice. »
Et ce qui était aussi repoussant que l’acte lui-même, ou presque, c’était que Mason puisse le perpétrer avec l’accord tacite d’hommes qui avaient prêté serment de garantir le triomphe de la loi. Ainsi le monde était-il fait…
A ce constat, elle prit une décision simple et nette : « Le monde ne sera pas ainsi à portée de mon bras. »
Une seconde plus tard, elle était devant son placard, sur un tabouret, les mains tendues vers la plus haute étagère.
Elle redescendit la boîte que l’avocat de John Brigham lui avait remise à l’automne. Des siècles paraissaient s’être écoulés depuis.