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Le legs de ses armes personnelles à un compagnon qui a partagé les mêmes dangers est chargé de tradition et de mystique. La perpétuation de certaines valeurs est ici à l’œuvre, par-delà l’existence éphémère des individus.

Pour ceux qui vivent dans un monde que d’autres ont pacifié, cette symbolique sera peut-être difficile à saisir.

Le coffret dans lequel les armes de John Brigham étaient conservées constituait à lui seul un présent de marque. Il avait dû trouver en Extrême-Orient cette pièce en acajou, au rabat incrusté de nacre, au temps où il était Marine. L’attirail était typiquement Brigham : utilisé à bon escient, entretenu avec soin, d’une impeccable propreté. Il y avait un Colt 45 MI9IIA1, une version raccourcie du même revolver conçue par Safari Arms pour être portée au corps et une dague crantée qui se glissait dans la botte. Son ancien insigne du FBI avait été monté sur une plaque d’acajou, son insigne du DRD reposait dans le vide-poches.

Elle retira celui du FBI de son support et le cacha sur elle. Le Colt trouva aisément sa place dans le fourreau yaki qu’elle portait à la hanche, sous sa veste. Elle coinça le revolver plus court dans une de ses bottes, le couteau dans l’autre.

Elle retira son diplôme du cadre, le plia de telle sorte qu’il tienne dans sa poche. Dans la pénombre, on aurait pu le prendre pour un mandat d’arrêt ou de perquisition. En insistant sur les plis du papier rigide, elle se dit qu’elle n’était plus vraiment elle-même, ce qui la ravit.

Encore trois minutes à l’ordinateur, le temps d’accéder au site Mapquest et d’imprimer une carte à grande échelle de la propriété des Verger et de la forêt domaniale qui l’entourait. Elle s’attarda à contempler cet empire de la viande, parcourant d’un doigt ses confins.

Les pots d’échappement de la Mustang couchèrent au sol l’herbe morte quand Starling quitta son allée. Elle allait rendre une visite de courtoisie à Mason Verger.

81

Comme à l’approche de l’ancien Sabbat, un calme soudain était tombé sur Muskrat Farm. Mason était transporté, empli de fierté par ce qu’il avait pu réaliser. En lui-même, il comparait son œuvre à la découverte du radium.

De tous ses livres de classe, le manuel de sciences naturelles était celui dont il gardait le meilleur souvenir d’enfance : outre qu’il était illustré, il était le seul assez grand pour lui permettre de se cacher derrière et de se masturber pendant les cours. Ses yeux se fixaient souvent sur un portrait de Marie Curie quand il se livrait à cette occupation, et là, des années plus tard, il évoqua à nouveau la savante et les tonnes de pechblende qu’elle avait dû chauffer pour parvenir au radium. L’entreprise de Marie Curie était très similaire à la sienne, se disait-il.

Il s’imagina le docteur Lecter, produit de ses recherches opiniâtres et de ses dépenses colossales, luisant doucement dans l’obscurité tel le flacon de préparation dans le laboratoire de Marie Curie. Il vit aussi les porcs qui allaient le dévorer se retirer dans le sous-bois après leur banquet et s’allonger à terre pour dormir, leur panse éclairée de l’intérieur comme si une ampoule électrique y était allumée.

On était vendredi soir et la nuit arrivait. Toutes les équipes de maintenance étaient parties. Aucun de ses employés n’avait vu la fourgonnette arriver car elle avait évité l’entrée principale en empruntant le chemin forestier qui servait à Mason de route de service. Leur très symbolique inspection achevée, le shérif et ses hommes étaient repartis bien avant.

Désormais, l’accès de la ferme était gardé et seule l’élite de ses troupes avait été autorisée à rester autour de lui : Cordell à l’infirmerie jusqu’à ce qu’il soit relevé à minuit, Margot, et Johnny Mogli, lequel avait ressorti son insigne officiel pour impressionner le shérif. Sans oublier bien entendu l’équipe des kidnappeurs professionnels, au travail dans la grange.

Dimanche soir, tout serait accompli, les dernières preuves détruites ou déjà sédimentées dans les boyaux des seize cochons. Mason se dit qu’il pourrait offrir à sa murène un morceau de choix du docteur Lecter. Son nez, peut-être. Ainsi, pour les années à venir, aurait-il le loisir de contempler le vorace ruban lové dans son éternel huit en sachant que le symbole de l’infini qu’il traçait dans l’eau signifiait : Lecter mort pour toujours, mort pour toujours, pour toujours…

D’un autre côté, il n’ignorait pas le danger de voir son plus grand souhait enfin réalisé. A quoi s’occuperait-il, une fois qu’il aurait tué Lecter ? A détruire quelques foyers déshérités, à tourmenter quelques enfants. A boire des martinis corsés de larmes. Mais quelle était la source du plaisir véritable, impartagé ?

Non, il serait décidément trop bête de gâter cette apothéose par de vagues inquiétudes à propos de l’avenir. Il attendit que le jet ténu vienne laver son œil unique, puis que son monocle reprenne sa transparence. Il souffla péniblement dans une commande tubulaire : quand il le désirait, il pouvait brancher sa vidéo et contempler sa proie, sa récompense.

82

Odeur de charbon brûlé dans la sellerie de la grange, mêlée aux effluves passagers des animaux et des hommes. Reflets du feu sur le long crâne d’Ombre mouvante, vide comme la Providence, observant tout derrière ses œillères.

Les braises rougeoient dans la forge et palpitent sous le chuintement du soufflet quand Carlo porte à incandescence une barre de fer déjà rouge cerise.

Tel un angoissant retable, le docteur Lecter est pendu au mur sous la tête du cheval, les bras écartés à l’horizontale et solidement attachés à une attelle, robuste pièce de chêne prise à la carriole des poneys qui pèse sur son dos comme un joug et que Carlo a fixée aux briques avec une cheville de sa fabrication. Les pieds du docteur ne touchent pas le sol. Ses jambes sont ficelées par-dessus le pantalon en de multiples tours régulièrement espacés, de même que deux rôtis prêts à être mis au four. Pas de chaîne, pas de menottes, aucun objet métallique qui pourrait blesser les mâchoires des porcs et les décourager.

Quand la barre atteint la température maximale, Carlo la porte à l’enclume avec ses pinces et lève son marteau. Il modèle le trait de chaleur jusqu’à lui donner la forme d’une manille, soulevant des étincelles dans la pénombre qui rebondissent contre sa poitrine et vont tomber sur la silhouette écartelée du docteur Hannibal Lecter.

D’une modernité choquante au milieu des outils ancestraux, la caméra de télévision de Mason Verger lorgne le docteur Lecter de son trépied arachnéen. Sur l’établi, un moniteur, pour l’instant éteint.

Carlo chauffe à nouveau sa pièce avant de se hâter dehors pour l’installer sur le chariot élévateur pendant qu’elle est encore rougeoyante, malléable. Son marteau réveille des échos dans les grands espaces de la grange, les coups puis leur réverbération : BANG-bang, BANG-bang…

Une voix précipitée, grésillante, sort du grenier. Sur les ondes courtes, Piero vient de capter la retransmission d’un match de football. Cagliari, son équipe, affronte un ennemi détesté, la Juventus de Rome.

Tommaso est installé dans un fauteuil en rotin, le fusil à air comprimé posé contre le mur à portée de sa main. Ses yeux sombres de séminariste ne quittent pas le visage de Lecter. Soudain, il détecte un changement dans l’immobilité de l’homme ligoté. C’est une mutation subtile, le passage de l’inconscience à une surnaturelle maîtrise de soi, à peine une légère altération du rythme de sa respiration, peut-être…

Il se lève, annonce à la cantonade :