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Affolé, il allait peut-être frapper, essayer sa force contre ces malheureux mais une voix essoufflée se fit entendre derrière lui.

— Écarte-toi, maître… je crois que je sais ce qu’il faut faire. Celina m’avait dit…

C’était Désirée qui venait à la rescousse, couverte de sueur d’avoir couru à s’en briser le cœur quand depuis la terrasse sur pilotis de l’hôpital, elle avait vu ce qui se passait sur la pelouse. D’une main ferme, elle saisit la main du vieillard, murmura quelques paroles incompréhensibles puis fit un geste qui ressemblait un peu à une bénédiction. Alors, laissant tomber sa pioche, le zombi tourna vers elle son visage figé sur lequel, heureusement, retombèrent ses longs cheveux gris et, docilement, se laissa emmener vers le rideau de cactus. Les autres laissèrent aussi tomber leurs outils et suivirent.

Le cœur cognant encore dans sa poitrine sur un rythme enragé, Gilles ferma les yeux un instant, passant sur son front trempé de sueur la manche de son habit. Pour la première fois de sa vie il avait eu peur, vraiment peur, de cette peur viscérale qui efface tout raisonnement sain et engendre la panique. Un instant même il avait cru s’évanouir… comme une femme.

Quand il rouvrit les yeux, Désirée et ses zombis disparaissaient dans la direction des bâtiments d’exploitation et de l’hôpital, et le palanquin s’arrêtait devant le perron. Rassemblant ses forces, Gilles courut le rejoindre et arriva juste à temps pour aider le coadjuteur à en descendre.

— Je suis rompu, lui confia celui-ci. Quelle horrible expérience, mon cher ami.

— Nous allons essayer de vous la faire oublier, Votre Révérence, fit Gilles qui avait noté avec plaisir le « mon cher ami ». Ma maison et mes serviteurs sont à votre service…

— Qu’était-ce que ces gens de si mauvaise mine que j’ai aperçus il y a un instant ? coupa le frère Ignace, acerbe. Ils semblaient bien loqueteux pour appartenir à une plantation où, à ce que l’on dit, les esclaves sont choyés, dorlotés…

— Aussi n’étaient-ce pas des esclaves mais bien des malheureux que le docteur Finnegan a recueillis, en fort mauvais état, dans la campagne. Il s’efforce de les soigner mais ils sont à peu près insensés…

— Vraiment ? J’aimerais les voir. À l’hôpital de la Charité nous soignons aussi les fous…

— En les enchaînant et en les privant de nourriture ? coupa Finnegan. Je préfère mes méthodes. Et puis…

— Et puis en voilà assez ! coupa le coadjuteur à qui le mot nourriture venait de donner des idées. Vous nous avez tous suffisamment tourmentés pour aujourd’hui, frère Ignace. Après avoir dérangé les morts, souffrez que je refuse de vous voir déranger les fous… Monsieur de Tournemine, j’ai grand-faim et je crois qu’un punch bien glacé me ferait le plus grand bien. À moins qu’un peu de vin de France, si vous en avez…

— J’en ai, Votre Révérence, j’en ai ! Et je crois que vous en serez content.

Superbe sous sa perruque blanche et sa livrée flambant neuve, Charlot venait d’apparaître sous la véranda.

— Monseigneu’ est se’vi ! clama-t-il de toute sa voix.

La superbe appellation acheva de réconcilier Collin d’Agret avec le nouveau maître de « Haute-Savane ». Passant son bras sous le sien, il s’y appuya avec abandon.

— Parfait ! Eh bien, allons donc nous restaurer. J’ai hâte à présent de faire plus ample connaissance avec vous, cher ami.

Le coadjuteur et frère Ignace repartis, l’un avec un présent royal et l’autre avec une substantielle aumône, Gilles et Finnegan allèrent rejoindre Désirée. Elle avait enfermé ses zombis dans l’une des réserves de l’hôpital et ils attendaient là, assis sur le sol, sans faire le plus petit mouvement, pareils à des statues de chair grise. À les regarder, Gilles retrouva le frisson d’horreur qui, tout à l’heure, l’avait mené si près de la panique. Le pis résidait dans ces regards de pierre, ces yeux morts qui avaient connu les ténèbres du tombeau.

Surmontant son dégoût, il posa la main sur l’épaule du Blanc, de cet homme dont il savait à présent qu’avant de tomber sous l’empire d’une créature démoniaque, il avait été un planteur, comme lui, riche et puissant, le maître de cette terre de « Haute-Savane » qui lui était si chère à présent… Mais le vieillard ne bougea pas.

Finnegan, pour sa part, examinait les six hommes avec une attention toute professionnelle mais, enfin, se redressa, découragé.

— Je ne comprends pas. L’organisme de ces hommes paraît à peu près normal, pourtant ils ne sont plus que des machines sans pensées et sans volonté. Une simple période de catalepsie n’explique pas cela…

— Qu’allons-nous en faire ? murmura Gilles. Si ce vieillard est bien M. de Ferronnet, je devrais lui rendre son bien, sa maison…

— Non, coupa Désirée avec un mélange de dégoût et d’horreur. Il n’est plus le vieux monsieur. Ce n’est qu’un zombi, un mort qu’il faut rendre à la terre.

— Mais c’est impossible. Cet homme n’est pas mort et nous n’avons pas le droit de le tuer pour nous en débarrasser. Qu’allons-nous faire alors ?

En dépit de son courage et de la douceur de ce crépuscule, Désirée frissonnait. Elle resserra autour de ses épaules le châle d’indienne qu’elle y avait drapé.

— Celina m’a dit que, si l’on donne du sel à un zombi, il retourne de lui-même à son tombeau et y meurt pour de bon. Mais je… je n’ose pas. J’ai peur, maître ! J’aimerais mieux que l’on conduise ces… choses chez Prudent.

— Qui est Prudent ?

— Un ami de Celina, un puissant « papaloï » qui habite le Morne Rouge du côté de Plaisance. C’est chez lui qu’elle s’était réfugiée. Je sais y aller mais ne me demande pas de m’en aller la nuit seule dans la montagne avec eux…

— Personne ne te demandera une chose pareille, Désirée, s’écria Gilles. Tu as déjà tant fait ! Sans toi je perdais tout et peut-être même la vie. Tu peux demander ce que tu veux : ta liberté d’abord et puis…

Elle l’arrêta du geste.

— Rien ! Je suis heureuse ici. Une seule chose pourtant : apporte-moi la tête de Simon Legros et tu m’auras fait le plus beau présent du monde.

La sauvagerie du ton frappa Gilles mais il n’en montra rien. Il fallait que Désirée eût durement souffert quand elle servait le gérant de la plantation pour exiger un tel paiement.

— Je ferai tout pour te donner satisfaction. En ce qui concerne ces malheureux, indique-moi le chemin : c’est moi qui les conduirai.

— Non, coupa Finnegan. Il vaut mieux que ce soit moi et Pongo. Si par hasard quelqu’un te reconnaissait accompagnant ce genre de bonshommes, tout pourrait être remis en question. Et puis, j’avoue que la curiosité me pousse. Je voudrais voir ce que va faire ce « papaloï ».

— En ce cas, dit Désirée, j’irai avec vous. Le vieux Prudent me connaît alors qu’il ne vous connaît pas.

Une demi-heure plus tard, Gilles regardait s’éloigner le chariot, conduit par Pongo, qui emmenait les six morts vivants. Quand la nuit les eut engloutis, il eut l’impression qu’on venait d’ôter, de sur sa poitrine, un pesant quartier de roc. L’air nocturne lui parut plus pur, les étoiles plus brillantes et plus puissante l’odeur de la terre remuée par les charrues. Après cette plongée dans les eaux troubles de la plus noire magie, après un regard jeté par la porte entrebâillée de l’enfer, il se sentait à la fois accablé de fatigue et merveilleusement vivant, merveilleusement libre sous le ciel d’un Dieu à qui force venait de rester contre les puissances des ténèbres…