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Quand il rentra chez lui, il vit Judith. Pâle et inquiète, drapée dans un grand peignoir de batiste blanche qui lui donnait l’air d’un fantôme, ses cheveux croulant librement sur ses épaules, elle l’attendait en haut de l’escalier, un bougeoir à la main, semblable à quelque génie familier veillant dans l’obscurité.

Il monta vers cette lumière comme vers le jour lui-même après un parcours souterrain.

— Viens, murmura-t-il en refermant ses bras sur sa fragilité parfumée. Viens ! Tout est fini !… Nous avons gagné le droit de vivre.

Mais la tension de tous ces jours avait été trop forte pour la jeune femme et ce fut une Judith inconsciente qu’il emporta jusqu’à sa chambre.

1. Cf. Le Trésor.

CHAPITRE XIV

MORT D’UNE JUMENT BLANCHE

Assis de guingois sur l’une des lucarnes à chiens-assis qui trouaient le grand toit d’ardoises de sa maison, une longue-vue soigneusement adaptée à son œil droit, Gilles examinait les alentours de « Haute-Savane », principalement les terrains boisés qui, plus haut que la clairière-cimetière, escaladaient les flancs du morne.

Ces terres appartenaient au gouvernement qui n’en faisait rien et Gilles se proposait de les acheter. Il souhaitait, en effet, agrandir son domaine et suivre les conseils de Gérald de La Vallée qui lui proposait des plants de café. Selon le maître de « Trois Rivières », le café était, en effet, la denrée d’avenir pour Saint-Domingue bien qu’il fût alors considéré, par les rois de la canne à sucre et de l’indigo, comme une culture mineure. Les hautes terres de l’île produisaient un grain large, d’un beau brun clair une fois torréfié et qui dégageait un parfum sublime, et Gilles pensait qu’il serait bon d’en faire pousser sur ces terrains bien exposés. Mais, s’il voulait se lancer dans ce genre de culture, il fallait faire vite et négocier l’achat au plus tôt : il fallait compter, en effet, quatre années avant que les jeunes plants ne portent des fruits et, avant de planter, il fallait défricher…

Cette perspective fit sourire le maître de « Haute-Savane ». Il aimait de plus en plus son métier de planteur et, à présent que le grave danger dont le domaine avait été menacé commençait à reculer dans le temps – il y avait environ deux mois –, il s’y donnait avec une véritable passion, débordant chaque matin de nouveaux projets.

Ainsi, il avait décidé d’abandonner la culture de l’indigo qui selon lui présentait de moins en moins d’intérêt. Il y avait beaucoup d’indigoteries à Saint-Domingue et le marché français, le seul officiellement ouvert aux planteurs, était saturé. En revanche, la culture du tabac qu’il avait espéré pratiquer en Virginie sur les rives de la Roanoke était beaucoup plus prometteuse et quand le Gerfaut, actuellement au carénage, serait en mesure de reprendre la mer, il comptait passer avec lui dans l’île voisine de Cuba pour s’y procurer les plants qui viendraient remplacer l’indigo. En attendant que ces nouvelles cultures commencent à donner, on étendrait les plantations de coton qui se révélaient d’un excellent rapport et auxquelles Pierre Gauthier s’intéressait tout particulièrement.

Habitué à la dure terre bretonne, le jeune homme s’émerveillait de la prodigieuse fertilité de cette terre du bout du monde. Il s’était pris d’amour pour le pays… et peut-être aussi pour l’une de ses habitantes, la gentille Marie Vernet, fille d’un cordier de Port-Margot. Et Gilles savait déjà qu’il amputerait peut-être « Haute-Savane » d’une partie de ses terres à coton afin que Pierre eût sa propre plantation. Raison de plus pour agrandir sur d’autres plans…

Il était tôt et Gilles aimait cette heure entre toutes. De temps en temps, comme ce matin, il montait jusqu’aux combles de la maison afin de voir les premiers rayons du soleil se répandre, roses encore, sur l’étendue de ses terres. Ensuite, il descendait pour le petit déjeuner dont l’odeur, celle du pain frais, du café et des œufs au jambon, emplissait déjà la cage de l’escalier et montait jusqu’à lui.

Il le prenait seul, la plupart du temps. Judith mangeait peu : un peu de café et quelques fruits, avant de partir pour sa promenade à cheval quotidienne qu’elle faisait très matinale afin de pouvoir ensuite consacrer son temps aux soins de la maison, ceux tout au moins qui relevaient de sa compétence : ordonnancement des menus, décision des achats à effectuer, surveillance de l’entretien et des vivres, secours à porter aux nécessiteux de la région, surveillance des travaux de couture ou de tapisserie, etc. C’était l’heure, aussi, où Madalen allait à la messe, seule la plupart du temps car la santé d’Anna ne s’arrangeait pas en dépit des efforts de Finnegan. La mère de Pierre et de Madalen semblait minée par un mal intérieur qui la rongeait et qui, peut-être, était le mal du pays. Anna, Gilles le soupçonnait, n’aimait pas Saint-Domingue et regrettait La Hunaudaye mais ce n’était qu’une hypothèse : cette femme silencieuse ne livrait jamais rien d’elle-même. Là où ses enfants étaient bien, il fallait qu’elle le fût aussi.

Jamais plus, depuis qu’il avait découvert l’amour de Finnegan, Gilles n’avait essayé d’approcher la jeune fille seule, en dépit de la tentation que lui faisaient endurer ces courses solitaires vers la chapelle du Limbé. Il savait que le médecin, en dépit de leur amitié, ne pouvait s’empêcher de l’observer discrètement et il craignait, se retrouvant seul avec Madalen, de ne plus pouvoir contenir le désir qu’il avait d’elle. C’était une sorte de faim que le temps passé rendait douloureuse et que n’apaisaient pas les heures passées auprès de Judith.

Il s’était efforcé, vainement, de mettre son amour sur le plan spirituel : Madalen était un ange de pureté et on ne touche pas à un ange de pureté : on l’adore à genoux. Malheureusement, cet ange-là avait des cheveux de soie claire, une peau de pêche, des seins drus et provocants et des hanches dont le doux balancement donnait à Gilles des idées de viol. Il avait honte, certains matins au réveil, des rêves qu’elle lui inspirait. L’ange y devenait une bacchante nue qui se tordait, délirante, sous ses caresses et s’offrait ouverte, impudique et sublime à sa possession… Alors, il évitait Madalen et s’efforçait d’y penser le moins possible car elle représentait pour lui une perpétuelle tentation et un problème insoluble tout à la fois. Il en venait à penser qu’il ferait peut-être mieux de la renvoyer en France avec sa mère car il se voyait mal vivre sa vie entière à côté de ce délicieux instrument de supplice. Loin d’elle, il finirait bien par l’oublier, mais comment demander à Pierre de vivre éloigné des deux femmes qu’il aimait le plus au monde ? Et puis, en vérité, le cœur lui défaillait à l’idée de voir partir Madalen…

L’odeur du café chaud se faisait de plus en plus insistante et Gilles allait replier sa lorgnette quand la silhouette élégante de sa femme montée sur Viviane s’inscrivit dans la petite fenêtre ronde. Le tableau valait la peine d’être contemplé un instant car Judith était une excellente cavalière et sa mince silhouette couronnée d’or rouge se détachant sur la robe blanche de la jument et sur le vert dense de la végétation pouvait ravir l’œil le plus difficile. L’une portant l’autre, elles descendaient à un trot guilleret le chemin menant vers la chapelle du Limbé et vers Port-Margot.

Et soudain ce fut le drame. Au moment précis où Madalen et son âne apparaissaient sous l’arceau vert des grands eucalyptus, la jument se cabra puis, prenant le mors aux dents, fonça droit sur la jeune fille tandis qu’un épais nuage de poussière rouge se levait derrière ses sabots furieux.