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Avec un cri d’horreur, Gilles, laissant tomber sa longue-vue, se jeta dans l’escalier et se précipita hors de la maison. Cupidon à cet instant ramenait Merlin qu’il venait de promener autour des champs d’indigo. Il vit son maître se jeter littéralement sur lui, arracher la bride de ses mains, sauter en voltige sur le dos de l’animal qui n’était même pas sellé et talonnant furieusement les flancs du cheval le lancer dans le chemin.

Il n’eut pas de mal à rejoindre le lieu du drame. Là où il l’avait vue disparaître dans la poussière, Madalen gisait à quelques pas de son âne qui, le plus calmement du monde, broutait l’herbe du talus. Judith et sa jument avaient complètement disparu. Seule se voyait dans la poussière la trace des sabots.

Sautant à bas de son cheval, Gilles courut jusqu’à la jeune fille dont le front saignait et la saisit dans ses bras. Elle était très pâle mais elle respirait encore faiblement. Affolé, il chercha autour de lui un secours, une aide, aperçut un négrillon, l’un des élèves de Pongo qui, armé d’un petit couteau, cueillait des herbes sous le couvert des arbres et l’appela :

— P’tit Jeannot !…

Le gamin accourut et ses yeux s’arrondirent devant la jeune fille étendue, du sang sur le front.

— Quoi a’ivé ? Demoiselle mo’te ?…

— Non, elle n’est pas morte mais elle peut mourir. Cours à l’hôpital ! Ramène-moi le docteur Finnegan. Tu le connais bien, le docteur Finnegan ?

— Oui, missié ! P’tit Jeannot bien connaît’e docteu’… T’ès gentil docteu’…

— Alors va vite ! La demoiselle est bien malade…

Le gamin partit comme une balle de fusil, abandonnant là sa cueillette tandis que Gilles, désespéré, essayait de ranimer Madalen. L’abandonnant un instant sur l’herbe, il alla tremper son mouchoir dans l’eau d’un des canaux d’irrigation du champ de coton voisin, essuya le sang qui coulait, tamponna le front blessé, les lèvres blanches et froides qu’il s’efforçait de réchauffer sous des baisers qu’il ne pouvait plus retenir, partagé entre le chagrin et la fureur. Il avait vu, vu de ses yeux, Judith lancer sa jument contre la jeune fille. Elle avait voulu la tuer… elle l’avait peut-être tuée. Si Madalen mourait, Judith elle aussi mourrait, il en faisait serment. Il la tuerait de ses mains, cette misérable meurtrière qui avait déjà assassiné sa vieille Rozenn et qu’il n’avait pas punie comme elle le méritait, simplement parce que son corps savait lui faire oublier bien des choses.

À demi agenouillé, tenant la jeune fille embrassée, il essayait de réchauffer tour à tour ses mains et son visage. Finnegan, qui accourait, le trouva dans cette position et lui jeta un regard sans tendresse.

— Curieuse façon de soigner un blessé ! grogna-t-il, hargneux. Au lieu de la laisser là dans la poussière et de m’envoyer ce gamin tu ne pouvais pas la mettre sur ton cheval et la ramener ?

— Je n’ai pas réfléchi. J’étais affolé… Je t’en supplie, dis-moi qu’elle ne va pas mourir ?

— Que s’est-il passé ?

— C’est Judith !

— Judith ?

— Oui… j’étais à la lucarne du grenier, j’ai tout vu. Elle a lancé Viviane sur Madalen et son âne qui revenaient de la chapelle. Elle l’a renversée et puis elle a disparu…

À genoux auprès de la jeune fille, Finnegan palpait sa tête avec une extrême douceur, examinait la plaie qui cessait peu à peu de saigner, tâtait le pouls et finalement tirait de sa poche un petit flacon de sels d’ammoniac.

— Pourquoi aurait-elle fait ça ? dit-il enfin.

— Pourquoi ? Mais parce qu’elle la hait… parce qu’elle sait que je l’aime et afin de s’en débarrasser comme elle s’est débarrassé de ma vieille nourrice. C’est une folle ! Une meurtrière et je…

— Assez !

Il y eut un silence stupéfait de la part de Gilles qui, au bout d’un instant, articula :

— Qu’as-tu dit ?

— Je t’ai dit de te taire. J’ai déjà entendu bien des âneries dans ma vie mais une de cette taille, jamais ! Judith, une meurtrière ? À qui le feras-tu croire…

— Je te dis que j’ai vu, tu m’entends ? Je l’ai vue lancer Viviane sur Madalen et son âne et je te dis qu’elle a voulu la tuer.

— Drôle de façon de tuer quelqu’un ! La jument a dû prendre peur, rencontrer un serpent par exemple, et tu ne l’as sûrement pas vu de ta lucarne. D’abord, elle ne l’a pas tuée. Tiens ! elle revient à elle. On va l’emporter chez elle. J’ai demandé un brancard avant de venir…

— Si elle n’a pas tué c’est que Dieu l’en a empêchée ! D’ailleurs, elle a fui, son coup fait. Elle ignorait que je la voyais, cette garce…

Brusquement relevé, Finnegan saisit Gilles par le col de son habit et l’amena tout contre son visage devenu pourpre de fureur.

— Tu as vu, hein ? Tu as vu la jument de Judith s’emballer… Parce que c’est ça qui a dû se produire, pour une raison ou pour une autre ! Seulement ça t’arrange qu’elle ait voulu tuer parce que ça te donne bonne conscience pour couvrir Madalen de tes baisers sous couleur de la ranimer. Et Judith n’est pas là, hein ? Et il ne te viendrait même pas à l’idée que ta femme, emportée par sa monture emballée, gît peut-être, à l’heure qu’il est, la tête fracassée contre le tronc d’un palmier. À moins que ça aussi ne fasse ton affaire…

— Tu oses ?

— Oui, j’ose ! Et j’oserai encore bien autre chose…

— C’est inutile, Liam… vous ne le convaincrez pas.

La voix qui venait de se faire entendre était celle de Judith elle-même. La jeune femme venait d’apparaître, sous le couvert des eucalyptus, boitant légèrement. Elle était couverte de poussière et, par la manche arrachée de son amazone, son épaule blessée apparaissait, saignante. Elle semblait ne se soutenir qu’à peine et, lâchant Gilles, Finnegan se précipita vers elle pour la soutenir.

— Judith ! Vous êtes blessée… Où est votre jument ?

De son bras valide, la jeune femme désigna le tunnel végétal tandis que des larmes roulaient sur son visage traçant des rigoles rouges.

— Un peu plus loin… les reins brisés. Elle s’est jetée du haut d’un rocher. Elle était devenue folle et je n’ai eu la vie sauve qu’en me laissant tomber à terre juste à temps. Pauvre Viviane ! Je… je l’aimais, vous savez ?

— Comment est-ce arrivé ? demanda Gilles un peu penaud tout de même. Vous avez rencontré un serpent ?

Le regard noir de Judith l’enveloppa d’un mépris sans nom.

— Je n’ai pas rencontré de serpent. Et puis ne savez-vous pas mieux que tout le monde ici comment les choses se sont passées ? J’ai voulu, vous l’avez dit vous-même, tuer cette dinde ! Allez donc vers elle. Je l’entends vagir. Elle vous réclame… Et moi vous n’avez plus à vous soucier de moi : je lui laisse la place. Je vous laisse à vos amours paysannes.

— Judith ! dit Finnegan, il faut vous soigner… Je vais vous faire porter chez vous. Il faut que je voie ce bras et vous tenez à peine debout.

— Je tiendrai bien jusque-là, mon cher docteur, si vous voulez bien continuer à me soutenir. Vous ne pensez tout de même pas me coucher sur ce brancard à côté de cette fille ?

Tandis que l’on emportait Madalen qui avait repris connaissance, Judith regagna l’habitation appuyée au bras de Liam Finnegan et sans vouloir accorder un seul regard à son époux qui ne savait plus trop que penser. Il se souvenait si bien de ce qu’il avait vu ! Tout cela pouvait-il n’être qu’une habile mise en scène ? Judith pouvait très bien s’être blessée elle-même après avoir emballé sa jument.