— C’est quoi comme tournage ? demanda une voix dans la foule.
— Une pub pour un parfum.
Comme tant d’autres, Philippe aimait s’attarder devant les grosses machineries de cinéma, espérant y croiser un visage connu, un metteur en scène dont il aurait apprécié le travail. Au mot « pub » il quitta la grappe de badauds, avouant là son profond désintérêt pour ce que certains considéraient comme un art — selon lui le pire avatar de la sublimation marchande. Il aperçut cependant la silhouette que tous attendaient, drapée d’un blanc étincelant qui mettait en valeur une peau aux reflets d’or brun. La demoiselle prenait place avec une aisance de professionnelle, consciente de son rayonnement, l’air juste assez blasé pour décourager un fâcheux. Tout surpris, Philippe reconnut le visage de cette fille et chercha son prénom, qui sonnait comme Mira ou Mina, un petit miaulement affecté qui lui allait si bien. Mia ! cria une voix pour attirer le regard de la mannequin qui consentit un sourire. Philippe l’avait rencontrée un an plus tôt, lors d’un dîner mondain organisé par un patron de presse qui se vantait d’avoir des amis dans tous les secteurs — Philippe avait trouvé l’expression exécrable mais avait répondu présent. Durant le dîner, il avait vainement cherché à attirer l’attention de cette fille à grand renfort de saillies conceptuelles. De son côté, Mia, habituée à être au centre de tout, avait trouvé bavard et pédant cet intellectuel qui n’avait pas manifesté la moindre curiosité à son égard.
Étrange de la revoir là, dans son cocon de lumière et de célébrité, si lointaine. Précédée par un travelling latéral, elle reproduisait un geste savant qui consistait à jeter une giclée de parfum dans les airs comme on lance son verre de champagne au visage d’un insolent. Puis elle quittait le café en courant, suivie par un habile mouvement de caméra qui permettait d’apercevoir, en fond de champ, la colonne de Juillet. Philippe aurait déjà passé son chemin si quelque chose ne l’avait retenu là, comme un simple curieux fasciné par le luxe et l’apparat, ce qu’il n’était pas. Il aurait aimé accoster cette Mia sans autre raison que de vérifier si elle se souvenait de lui comme il se souvenait d’elle.
À la sixième prise, elle l’aperçut enfin. La traîne de sa robe à la main, elle esquissa un sourire, plissa les yeux, fournit un réel effort de mémoire : il lui rappelait quelqu’un, mais qui ? Elle fit signe à un assistant de laisser Philippe entrer dans le champ de la caméra.
— Vous vous souvenez ? Un dîner chez Jean-Louis. C’était dans un grand duplex, quai Voltaire.
— … Vous êtes le philosophe ?
— Oui.
— Incroyable, cette coïncidence ! La semaine dernière j’étais à Johannesburg pour un shooting, et le soir, dans ma chambre d’hôtel, j’allume TV5 Monde, vous savez, la chaîne francophone, et je vous vois ! Vous parliez de votre bouquin, là… Avec « miroir » dans le titre…
La rediffusion d’un magazine d’information où il avait réussi à caser son essai sur la mémoire collective. Mia l’avait vu et, de surcroît, à l’autre bout du monde. Ils échangèrent quelques banalités, lui, amusé par l’absurdité de la situation, et elle, assaillie par sa maquilleuse, au milieu d’un public qui assistait à leur rencontre comme si elle faisait partie du scénario. Aucun des deux ne ressentait le plus petit des fulgurants symptômes qu’éprouvent deux individus sous le coup d’une attraction mutuelle : pas d’accélération du rythme cardiaque, pas de dilatation des pupilles, pas de montée d’adrénaline, pas de bouffée de chaleur, et malgré tout, sans qu’ils sachent pourquoi, aucun des deux ne voulait interrompre leurs retrouvailles.
— … Le metteur en scène me réclame.
Philippe aurait aimé obtenir ses coordonnées sans avoir à les demander, et Mia voulait se laisser la possibilité de le revoir sans en prendre l’initiative. Tous deux avaient passé depuis longtemps ce stade de gêne polie où l’on se sent obligé de garder le contact sans le vouloir vraiment.
Et pourtant, l’instant s’éternisait.
— Je voyage beaucoup mais je reviens à Paris régulièrement, dit-elle en cherchant de quoi noter son numéro.
— Je ne quitte jamais Paris, répondit-il en sortant une carte où ne figurait que son e-mail.
Philippe serra la main de Mia, surprise de n’avoir pas à tendre ses joues, puis quitta la scène et son public pour s’engager dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, avec, en ligne de mire, la place de la Nation. À 18 h 40, un jeudi.
La salle de classe, toutes fenêtres ouvertes, déjà pleine d’une centaine d’hommes recueillis, vivait là ses derniers jours avant démolition. Une décision administrative venait enfin de tomber, prenant de court toute la hiérarchie : on allait raser l’aile ouest de l’établissement pour y construire un complexe sportif. Le conseiller d’orientation ouvrit la séance pour en informer tous les présents ; il allait falloir se trouver un nouveau toit d’ici la semaine prochaine. Des idées furent jetées pêle-mêle jusqu’à ce que le responsable de la sécurité d’un petit musée privé, doté d’une salle de projection, propose d’y héberger les rendez-vous à venir. Quelques semaines, voire plus, pouvaient s’écouler avant qu’on ne lui demande des comptes. Cette solution-là emporta tous les suffrages.
Denis Benitez et Yves Lehaleur virent arriver Philippe Saint-Jean juste avant que les portes ne se ferment. Yves lui chuchota l’adresse de la prochaine réunion pendant qu’un type se dirigeait avec aplomb vers l’estrade.
— Je viens depuis plusieurs semaines et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse du bon endroit pour ce que j’ai à dire, mais je n’en ai pas trouvé d’autre. Si cela vous paraît hors de propos ou même déplacé, je vous demande par avance de m’en excuser. J’imagine que la majorité des personnes présentes vivent seules, ce qui n’est pas mon cas. Je vis ce à quoi tout individu aspire, un amour partagé.
Philippe n’écoutait déjà plus, encore troublé par sa rencontre avec l’inconcevable Mia, à la lueur des spots, habillée de platine, entourée d’une foule qui scandait son prénom. Rien de fascinant mais juste irréel, un instant de cinéma. Philippe aurait pu tirer de cette expérience la préface d’un ouvrage sur l’imaginaire de l’argent, et pourtant il avait été, lui, tout sociologue qu’il était, l’acteur involontaire de ce film.
— Il faut que je vous parle un instant d’Émilie. Elle sourit dès qu’elle ouvre l’œil et s’endort en disant quelque chose de drôle. Émilie aime la vie, la vie l’aime, et je ne sais pas si le mot a encore un sens aujourd’hui : je crois qu’elle est heureuse.
Philippe Saint-Jean doutait du réel pouvoir de fascination d’une Mia. Pas plus qu’aujourd’hui, sa plastique irréprochable ne l’avait ému la première fois. Au retour de ce dîner raté, Juliette lui avait demandé : Est-elle aussi belle en vrai qu’en photo ? Il s’était alors lancé dans un laïus sur la seule vraie beauté, celle qui s’ignore. Certes elle était dotée de bien des atouts, mais aucun ne pouvait résister à deux heures de non-conversation avec une enfant gâtée, persuadée d’avoir une vie bien plus exaltante que le commun des mortels. Philippe avait répondu à la question de Juliette : Cette fille est un monstre de symétrie, ça n’est en aucun cas de la beauté, parce que la beauté, c’est toi.
— Il y a pourtant une ombre au tableau. Émilie et moi ne nous aimons pas à la même vitesse. Il ne s’agit pas d’une différence d’intensité mais de style. Je suis passionné, Émilie est réfléchie. J’anticipe le moment à venir, elle goûte l’instant présent. Je l’appelle dix fois par jour, elle pense que les mots se vident à force d’être répétés. J’aime savoir tout ce qu’elle fait, Émilie ne me pose aucune question. Je veux connaître ses amis, elle m’encourage à faire la fête avec les miens. Toutes mes phrases sont pleines de jamais et de toujours, elle pense que l’absolu n’existe pas. Au fil des mois, je me suis demandé si tant de disparités ne révélaient pas quelque chose de plus profond. N’allaient-elles pas se cristalliser à la longue et s’insinuer entre nous au point de contredire ce qui nous avait réunis ? J’étais bien conscient de créer le problème rien qu’en le formulant mais, au lieu de me sentir rassuré par la confiance d’Émilie, qui prône le droit à la différence, qui a le don de relativiser ce qui doit l’être, je me suis mis à guetter les fausses notes, parfois à les provoquer afin d’en tirer des conclusions. Je lui ai reproché de n’être pas aussi empressée que moi, de rester maîtresse d’elle-même en toutes circonstances, de ne jamais lâcher prise. Il m’est arrivé d’être impatient, irritable, injuste, et de plus en plus fréquemment. Jusqu’à ce qu’Émilie, un matin où j’avais passé les bornes, cesse de croire en notre avenir commun. Vous me direz, je l’avais bien cherché…