Affalé sur sa chaise, les poings dans les poches de sa veste, Denis Benitez regrettait d’être venu. Depuis le réveil, une lassitude d’origine inconnue avait remis en question le moindre de ses gestes et l’idée même de travail. Un fond de culpabilité l’avait pourtant contraint à enfiler chemise blanche et tablier noir, à poser quantité d’assiettes devant des ventres plus ou moins affamés, à répondre cent fois à la même question sur la préparation du cabillaud, à supporter les engueulades en cuisine, les reproches en salle et les invectives du patron. Durant la coupure de quinze heures, il avait cherché sur internet des sites de thalasso, persuadé que sa fatigue venait de trop d’usure et qu’un peu d’eau chaude lui ferait du bien. À 18 h 30 il avait pris le métro direction Nation en se demandant pourquoi. Après tout, il avait vidé son sac devant des inconnus, à quoi bon retourner vers eux ? Pour subir les jérémiades d’un type qui osait se plaindre de l’affection de sa femme ?
— La peur de perdre Émilie m’a brutalement calmé. Ne plus l’étreindre ? Ne plus m’imprégner de son odeur ? Ne plus la dévorer comme un agneau ? Ne plus lui laisser parfois le rôle du loup ? Ne pas connaître les enfants que nous aurions ? Tout ça parce que je mesure avec un double décimètre l’attachement à l’autre ? Les cinq ou six mois qui ont suivi son ultimatum, j’ai joué le compagnon idéal, modèle de compréhension, de tact. Du moins en surface, parce que rien n’avait changé, sinon que j’allais désormais taire mes inquiétudes, de plus en plus sévères et injustes. Pourquoi n’est-elle pas avec moi, là, tout de suite ? Qu’a-t-elle de mieux à faire ? Pourquoi ne dit-elle m’aimer que quand je le lui demande ? Pourquoi est-elle si prudente quand nous abordons les projets d’avenir ? Je savais que notre couple ne surmonterait pas une seconde crise pour d’aussi absurdes griefs. Il fallait à tout prix que je lui fiche la paix, que je la laisse vivre et m’aimer comme elle l’entendait. J’ai alors imaginé une solution, une terrible solution…
Pour Denis, pareil témoignage était une indignité. Ce type-là pouvait à tout moment quitter la salle pour retrouver son Émilie, lui tenir compagnie, lui faire des enfants ou lui disputer la télécommande, et pourtant il restait là, à ratiociner, à se perdre dans des subtilités débiles sur la vie de couple, quand tant de petits moments d’harmonie n’avaient aucun besoin d’être commentés ou mis en perspective.
— … Une terrible solution mais terriblement efficace : je trompe ma femme. Je couche avec une autre à raison d’une fois par semaine. Un acte qui a peu d’intérêt en soi mais seulement après, quand je suis de retour à la maison. Je me sens piteux, j’ai honte de trouver un prétexte pour prendre une douche à peine arrivé, de détruire toute trace, de mentir sur mon emploi du temps. Je m’aperçois alors que je vis avec une femme merveilleuse qui ne se doute pas de ma vilenie. Quand je la prends dans mes bras alors qu’une autre vient de les quitter, je mesure à quel point mes reproches sont infondés, et je cesse enfin de chercher des problèmes là où il n’y en a pas. Ce que je prenais autrefois pour de l’indifférence m’apparaît aujourd’hui comme de la confiance et du respect. Je ne cherche plus à connaître le détail de tout ce temps passé sans moi, je sais désormais qu’elle a besoin de s’accomplir, seule, sans vivre à travers moi, par moi ou pour moi, et c’est cette Émilie-là que j’aime.
Qu’est-ce que c’est encore que ce tordu ! pensait très fort Yves Lehaleur. Depuis qu’il fréquentait le club du jeudi, il en avait entendu de sévères, mais jamais à ce point. Tromper sa femme pour ne plus la harceler… Quel stade de dégénérescence du couple avait-on atteint pour envisager ce genre de stratagème ? Pour avoir vu son amour brisé par un adultère, Yves ne pouvait admettre qu’il fût une solution à quoi que ce soit. À ses yeux, les schémas psychologiques compliqués en réponse aux problèmes de cœur cachaient bien d’autres malaises. Pour chérir sa Pauline, il n’avait pas eu recours à de vicieux subterfuges. Elle était là, évidente, et ça lui suffisait.
Le témoin quitta la chaire du professeur et un autre le remplaça, qui s’empressa de prononcer un mot pour s’en débarrasser d’emblée : il était impuissant. Une disgrâce qu’il subissait depuis toute sa vie d’homme, précisa-t-il en hésitant sur le mot homme. À l’âge où ceux qui l’ont fait triomphaient de ceux qui sont sur le point de le faire, il avait attendu son heure qui semblait ne jamais sonner. Malgré une exceptionnelle timidité qui le privait de l’usage de la parole en présence de filles, il s’était promis de se guérir de l’adolescence avant ses vingt ans. Mais les étés s’étaient succédé, glacés comme des hivers, et ses rares tentatives — peur au ventre, membre flasque, regards fuyants, logorrhée confuse puis silence de mort — s’étaient soldées par des petits matins de honte qui le condamnaient au silence — comment parler de son infirmité quand elle était devenue l’insulte suprême pour qui veut blesser l’espèce mâle ? Alcooliques et criminels repentis pouvaient assumer publiquement leur drame, lui non. De surcroît, il se sentait exclu d’une culture universelle où l’amour en général et le sexe en particulier prenaient la meilleure part ; il lui arrivait de lâcher un livre où l’auteur décrivait comment hommes et femmes se découvraient, se charmaient, s’enfiévraient et s’enchevêtraient, comme il lui arrivait de détourner le regard quand, sur un écran, un amant fougueux renversait sa partenaire sur la table.
Lehaleur lui aussi détourna le regard, comme il aurait volontiers coupé le son s’il avait pu : ce témoignage-là le mettait mal à l’aise. S’imaginer sourd ? muet ? les deux à la fois ? Peccadille. Manchot, paralytique ? Tout mais pas ça. Ainsi que tant d’hommes, il lui paraissait impossible de se résigner à une invalidité bien plus dégradante que toutes les autres. Il le pensait déjà quand il vivait avec Pauline, et plus encore aujourd’hui, à l’aube d’une grande carrière de débauché. Mais le témoin poursuivait, implacable : après avoir exposé le comble du malheur, le pire restait à venir. Passé la trentaine, il ne commettait plus l’imprudence de céder à l’attraction pour une belle inconnue — il l’imaginait aussitôt repérer ses évitements répétés, puis prendre le large — pas plus qu’il ne côtoyait une bande de copains qui, tôt ou tard, se demanderaient pourquoi il passait sa vie amoureuse sous silence, pourquoi il goûtait si peu aux bavardages scabreux. Aucun traitement n’étant efficace, sa libido s’était dissoute à force de ne jamais mettre en marche la mécanique du désir.