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Une angoisse tira soudain Denis Benitez de sa léthargie : chaque phrase qu’il entendait sonnait comme une préfiguration de son propre avenir. Sa vie de jeune dévergondé lui semblait loin, et lui aussi ressentait aujourd’hui une perte du désir qui semblait irréversible. Certes, il imaginait qu’entre un homme impuissant depuis toujours et celui qui le devient, il devait exister la même différence qu’entre un aveugle de naissance et un homme ayant perdu la vue. Mais Denis aurait été incapable de dire si la nostalgie d’un avant rongeait autant que la privation d’un bien ignoré.

— Quand j’ai eu quarante ans, j’ai pris une résolution.

Celle de cesser d’être une pathologie pour devenir un destin : il ne serait plus l’impuissant, mais l’homme vierge. Une profession de foi qui traditionnellement seyait mieux aux femmes mais qui lui laissait une chance de légitimer toute une vie d’abstinence. Il avait donc cherché à sa virginité une signification mystique qui ferait basculer l’agnostique vers le dévot. Mais la révélation avait tardé, et sans doute n’était-il pas fait de cette bure-là.

— Tant d’années passées à me sentir sous-homme ne m’ont pas aidé à trouver Dieu ni le chemin d’un monastère…

En atteignant la cinquantaine, il avait interprété différemment son exception ; certes il n’avait jamais connu les plaisirs de la chair ni la transcendance d’un amour, mais sa vie retranchée des passions humaines, exempte de tout commerce avec ses contemporains, lui avait permis d’atteindre un point d’égoïsme absolu et presque parfait. Cette éternelle cohabitation avec lui-même, à l’exception de tout autre, en avait fait un ermite urbain, civilisé, incapable d’empathie pour autrui, paisiblement insensible aux malheurs de son espèce. Il avait traversé ces années-là comme s’il était le dernier individu sur terre, plein d’un silencieux mépris pour tous ces hommes qui fonctionnaient normalement, pour toutes ces femmes qu’il n’avait pas pénétrées.

— Je regrettais seulement que ma carapace de misanthropie se soit forgée si tard.

Pourtant, dans sa cinquante-quatrième année, l’humanité s’était rappelée à lui en la personne d’Emma, une collègue du même âge qui vivait seule depuis son veuvage et le départ de ses enfants. Elle liait peu conversation, rasait les murs, et il leur avait fallu se croiser un millier de fois dans les couloirs de leur compagnie, devant les rails du self, sur un quai de métro, pour s’adresser la parole. Ils s’étaient revus au théâtre, parfois le dimanche aux concerts en plein air, et leur dialogue s’était affiné au fil des mois, sans le moindre enjeu, joyeux le plus souvent, serein toujours, et sans doute trop : un rapprochement restait à craindre. S’en serait suivi un scénario aussi tragique que prévisible et, afin d’anticiper d’inévitables complications, il s’était lancé dans une longue confession.

— J’ai prétexté un grave accident qui avait « altéré ma faculté érectile ». Je voulais que ça sonne comme un euphémisme… Connaissant cette partition-là par cœur, je n’ai eu aucun mal à l’émouvoir. Contre toute attente, Emma s’en est trouvée soulagée. Sa propre libido avait disparu en même temps que son mari.

Mais l’idée de passer ses vieux jours auprès d’un dernier compagnon la rassurait. L’âge de la retraite allait bientôt sonner et leur douce amitié avait glissé vers une paisible vie commune. Délivré de toute pression, il goûtait pour la première fois à une intimité partagée en dormant avec une femme au creux de son épaule. Bien vite, le sacrifice de tant d’années de volupté lui avait paru bien moins cruel que les trésors de tendresse dont il avait été privé.

— Hélas un tel bonheur ne pouvait durer. Et Dieu sait combien je l’avais attendu.

Devant un public qui imaginait une fin heureuse à sa triste histoire, il prit son air le plus grave : passé les premières nuits dans leur lit commun, il s’était réveillé frénétique, la queue dressée contre la cuisse d’Emma.

— C’était un ordre du corps, le premier qu’il me donnait avec une telle autorité.

Chaque nuit il désirait Emma un peu plus, et chaque nuit il cachait sa trique de jeune homme en multipliant les esquives. Certes elle aurait pris une telle excitation pour un hommage tardif, mais comment pardonner un mensonge si pernicieux et si diaboliquement détaillé — il avait dépeint son accident avec précision, rapporté mot pour mot le diagnostic des médecins qui ne lui laissait aucune chance de rebander jamais, il avait même décrit, à l’aide d’un croquis, l’absence d’afflux sanguin dans les corps caverneux de sa verge ! Lui qui avait fait le deuil de sa virilité, lui qui avait gagné le lit d’Emma en se prétendant inoffensif, se retrouvait maintenant anéanti par la brutale confiance en lui-même que son membre lui donnait enfin. À l’orée de ses soixante ans, il dut en convenir devant les membres de la confrérie : il avait un problème sexuel.

Saint-Jean le vit quitter l’estrade pour reprendre sa place dans les rangs. Sans cet étonnant retournement, cet homme-là aurait emporté son secret dans la tombe. Philippe regrettait qu’il eût décidé de venir raconter son histoire à ce stade précis de sa liaison avec Emma, et non juste après lui avoir fait l’amour : épilogue inéluctable et prometteur en descriptions inattendues.

Un dernier intervenant se leva pour lire in extenso le journal de bord de son couple, comme s’il était le capitaine d’une expédition et sa femme son fidèle second. Denis Benitez avait respecté les usages en résistant à l’envie de quitter la salle avant la fin de séance. Sa présence au sein de cette confrérie n’avait plus de sens. Il n’y trouverait aucune réponse au grand mystère de la dérobade des femmes. Aujourd’hui, ce combat contre tant d’indifférence l’avait épuisé pour de bon, moralement mais aussi physiquement, il avait besoin de repos. Partir, s’exiler, seul et loin, mais surtout seul, seul, nom de Dieu, une vraie solitude, voulue et non plus subie, une solitude de qualité, une solitude exceptionnelle, classée en bonne place parmi les grandes solitudes de l’Histoire, un retour absolu à soi. Elles allaient bien voir, toutes, que l’on pouvait exister sans elles.

Sur le coup de vingt et une heures, les hommes quittèrent l’établissement pour la toute dernière fois. En attendant de se retrouver dans ce petit musée perdu près de la place des Ternes, Yves, Denis et Philippe se saluèrent à la hâte sur un coin de trottoir — aucun ne proposa de prendre un verre. Denis s’engouffra dans le métro, Philippe rejoignit la station de taxis, et Yves fila sur son scooter vers la place d’Italie. Sans doute le plus pressé des trois, il avait rendez-vous chez lui à vingt-deux heures avec une inconnue.

* * *

À 21 h 40, après avoir rangé le salon et refait son lit, Yves disposait glaçons et bouteilles sur la table basse. Au téléphone, Kris lui avait demandé avant toute chose comment il avait obtenu son numéro, puis elle avait annoncé ses tarifs. Elle lui avait parlé comme lui-même parlait à ses clients, avec le souci d’anticiper les mauvaises surprises. La vraie rencontre en revanche menaçait d’être plus délicate : que dire à une fille dont il ne savait rien, sinon qu’elle était blonde aux yeux noirs, et qu’elle faisait presque tout, aux dires d’un ami. Sans l’avoir jamais vécue, il redoutait la scène de la passe et ses clichés véhiculés par le cinéma, la littérature, l’inconscient collectif et les confidences de bistrot. On avait beau légitimer le plus vieux métier du monde, lui rendre hommage, une femme allait débouler chez lui pour lui ouvrir ses jambes et en repartir avec 250 €. Malgré son rejet de toute idée de romance, l’opération lui paraissait encore crue.