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Christelle Marchand, la trentaine passée, exerçait depuis assez longtemps pour prendre les précautions d’usage avec les nouveaux clients. Elle ne recevait pas chez elle, ne racolait pas dans la rue, n’acceptait pas de rendez-vous dans des banlieues trop reculées, ni sans avoir la certitude d’un taxi de retour après vingt et une heures. Elle recrutait sur internet via des sites dûment sélectionnés et s’était constitué un réseau de clients qui lui en trouvaient toujours de nouveaux ; une moyenne de six par jour lui permettait de vivre sans redouter les fins de mois, le chômage, la crise et les krachs boursiers.

Elle arriva à l’heure, accepta un fond de whisky noyé dans le Perrier, glissa dans son sac les billets de cinquante pliés sur un coin de meuble, demanda à Yves s’il désirait quelque chose de particulier. Surpris, il répondit : Non, le truc normal. Détendue, le verre en main, Kris échangea avec son client quelques généralités sur l’imminence du printemps. Elle portait un épais blouson noir, zippé en oblique, décoré de surpiqûres aux épaules, une jupe à mi-cuisses, des cuissardes en daim noires. Il discerna l’innocence de ses traits et l’éclat d’une blondeur sous laquelle on devinait l’enfant qu’elle avait été. Elle se dirigea vers le lit en se déshabillant avec aisance, ses vêtements jetés pêle-mêle à terre. Yves découvrit une culotte lacée à l’arrière et un soutien-gorge de la même dentelle qui révélaient une peau claire et lisse. Il se dévêtit comme un adolescent emprunté, s’assit au bord du lit, puis se glissa sous les draps et enlaça ce corps attendu depuis trop longtemps, chaud d’exhalaisons où se mêlaient le sucré et l’aigre. Il aurait aimé prendre le temps de la contemplation, de l’émotion, profiter de son retour à l’essentiel, retrouver en une longue étreinte tout ce dont il avait été privé, mais son ardeur à la pénétrer le trahissait, et malgré lui ses reins cherchaient déjà un chemin entre les cuisses de Kris. Elle les débarrassa de l’étape du préservatif en quelques secondes et encouragea ce corps trop fébrile à entrer en elle. Prisonnier de ses jambes, incapable de résister à pareille emprise, aspiré tout entier, Yves se laissa entraîner à de furieux va-et-vient accentués par des mains qui agrippaient ses hanches. Elle précipita plus encore le mouvement par de terribles spasmes du vagin qui le contraignirent à jouir. Pendant qu’il se couchait sur le flanc en réprimant un râle, Kris avait déjà fait un nœud au préservatif qu’elle déposa dans une coupelle. Vidé, muet, Yves la vit se diriger vers la douche, en ressortir une minute plus tard, se rhabiller, légitimée par le devoir accompli, prête pour son prochain rendez-vous. Il eut la désagréable impression de s’être fait voler la meilleure part de cette volupté tant espérée. Ne me raccompagnez pas, dit-elle, satisfaite d’avoir bouclé son commerce en si peu de temps. Vous avez mon numéro.

Vexé qu’on lui ait réglé sa petite affaire aussi prestement, Yves resta affalé dans son lit, vaincu, le sexe pendant, redoutant déjà la terrible solitude à venir. Je me suis fait baiser, dit-il à haute voix, ricanant de lui-même. Durant quelques minutes, son corps avait été l’otage d’un autre, qui avait su, avec une douceur toute feinte, dicter une contrainte, et cette idée-là prendrait la pire part du dénuement qui l’empêcherait de trouver le sommeil.

Au moment de s’y laisser glisser, il dut reconnaître que lui aussi, parfois, s’était servi ainsi du corps des femmes.

* * *

À 2h10, la même nuit, Philippe Saint-Jean, allongé dans son lit, tournait mécaniquement les pages. Dix fois il avait commencé la lecture de ce petit ouvrage acheté l’après-midi, dix fois il en avait perdu le fil, absorbé par le souvenir de sa première rencontre avec Mia, ce dîner aussi snob qu’ennuyeux chez un ami commun. En apéritif, elle avait demandé une eau minérale inconnue mais très populaire en Suisse. Tout au long de la soirée, elle avait ponctué ses phrases d’involontaires anglicismes, « caractère » pour dire « personnage » ou « insécure » pour « inquiet ». Persuadé qu’elle était anglophone, Philippe lui avait demandé d’où lui venait sa belle peau mate, et elle avait répondu : 50 % provençale, 50 % réunionnaise, 100 % française. Plus tard, il lui avait servi de la salade roquette parmesan en décrivant avec amour le paysage de Reggio Emilia d’où provenait ce petit chef-d’œuvre de six ans d’âge ; sans daigner y goûter, Mia avait écarté les copeaux de fromage sur le bord de l’assiette. Et pour finir en apothéose, elle s’était longuement indignée du traitement infligé à une variété de lémuriens résidant dans le nord de Madagascar.

Aujourd’hui, elle lui avait semblé bien moins superficielle, presque réelle malgré des circonstances qui ne l’étaient pas. Une jeune femme qui, une fois débarrassée du fard et des projecteurs, était mue à coup sûr par les mêmes peurs et les mêmes aspirations que quiconque. Un être sans doute gouverné par son ego, mais qui ne l’était pas ?

Voir Mia croiser à nouveau sa route devait être interprété comme un signe, mais le signe de quoi ? Lui, le cartésien patenté, le rationaliste de service, lui qui pouvait tenir des heures sur la différence entre destin et déterminisme, n’imaginait pas cette deuxième rencontre comme le fait d’un simple hasard. Du reste, lorsqu’il se laissait tenter par une lecture psychanalytique des petits événements qui jalonnaient sa vie, il admettait volontiers que le hasard n’existait pas. Mia n’avait pas ressurgi sans raison. Dût-il ne jamais la revoir, il lui fallait trouver le véritable sens de ce qu’elle avait appelé une coïncidence.

* * *

Au même moment, Mia grimpait dans un taxi qui la reconduisait au Ritz. Après son interminable journée de tournage, elle n’avait pu éviter un souper avec des annonceurs qui l’avaient engagée au prix fort. Dès le lendemain, elle partait pour New York afin de procéder aux premiers essayages d’une ligne de vêtements de sport qui s’offrait les services de grands couturiers. Elle n’aurait pas le temps de revoir cet intello qui aujourd’hui lui avait fait une bien meilleure impression que la première fois. Il avait été lourd, ce soir-là, à s’écouter parler, à commencer des phrases par Vous n’êtes pas sans savoir, à donner un cours sur l’existentialisme pour les nuls, à faire des raccourcis entre les théories de Kant et le cinéma de Wenders. Mais après tout, à quoi bon empêcher un philosophe de raisonner, c’était comme de vouloir empêcher un lévrier de courir après un leurre, ou un saumon de remonter son cours d’eau. Cette rencontre la changeait de toutes ces vacuités vivantes qu’elle croisait à longueur d’année, des gens creux mais bien mis, tous un peu cyniques, tous affolés hors de leurs luxueux repaires. Elle en faisait partie, certes, mais parfois elle tentait de résister. Il lui suffisait de passer voir ses parents, près d’Avignon, pour se rappeler la vie des gens normaux.

Son père dirigeait toujours son entreprise de transports routiers, sa mère s’occupait de la grande maison, désormais vide, où Mia et ses frères avaient vécu une si paisible enfance. Quand leur célèbre petite n’annulait pas en dernière minute, un repas de famille était organisé en son honneur. La mère se mettait aux fourneaux, le frère aîné déboulait avec femme et enfants, Mia distribuait les cadeaux. De peur de prendre cent grammes, elle ne touchait à rien du pâté créole, du cari de porc au gingembre, du traditionnel gâteau de patate douce, à peine prenait-elle quelques crevettes nettoyées de leur rougail d’oignons. Mia répondait alors à une interview en règle. Il paraît que tu vas faire la campagne Dior… Tu t’es engueulée avec Naomi ?… C’est bien toi sur l’affiche avec le sac à main, je t’ai à peine reconnue… Tu n’es plus avec le guitariste anglais ? Où allaient-ils chercher tout ça ? Dans les magazines, à la télévision, au salon de coiffure ? Rien n’était vrai, ou bien largement déformé, mais plus question de dire : Je suis toujours votre petite Mia. Ses parents la regardaient comme leur totem depuis que, dans le quartier, on les traitait eux aussi en vedettes pour avoir engendré une créature aux mensurations frôlant le mystère mathématique. Parmi leur flot de questions, Mia redoutait celles concernant ses fiancés. Non, je ne suis plus avec Untel. En général elle se retenait d’ajouter : Comment ai-je pu perdre six mois avec un con pareil ? Un patron de network américain, vieux et marié, ou un tennisman espagnol, sans doute trop tennisman ou trop espagnol, mais le pire de tous avait été Ronnie, irlandais et non anglais, bassiste et non guitariste. Il avait très mal supporté qu’elle ait pris l’initiative de la rupture et s’était vengé en déclarant dans la presse people qu’à force de ne jamais se nourrir, Mia sécrétait un suc gastrique qui lui donnait une haleine de fox-terrier. Pendant des semaines, on lui avait parlé à un mètre de distance, parfois le visage de trois quarts. Elle n’avait pas su répondre à tant de mauvaise foi, pas même à ses parents qui avaient lu cette ineptie. Ils en avaient lu et entendu d’autres depuis qu’on voyait la photo de leur fille dans toutes les tenues. Des ragots, des ouï-dire, mais aussi des attaques directes, comme dans cette émission à grande écoute où un chroniqueur avait eu le bon goût de raconter une blague en présence de Mia : Vous savez pourquoi les mannequins ont un neurone de plus que les chevaux ? C’est pour leur éviter de chier pendant qu’elles défilent. Et tout le plateau s’était esclaffé. Elle avait fait bonne figure jusqu’à sa sortie des studios, puis elle avait fondu en larmes. Ce soir-là, elle aurait donné n’importe quoi pour se réfugier dans les bras d’un être bienveillant, loin des clans, des postures, des modes et des moqueries. Quand nous présentes-tu quelqu’un de bien ? lui demandait régulièrement sa mère. Quelqu’un qui ne lui ferait pas honte, quelqu’un qui ne serait pas mû par son obsession de la notoriété, quelqu’un de posé, de réfléchi, et qui, en paraissant à ses côtés, clouerait le bec à tous les persifleurs. Mais Mia avait bien peu de chances de rencontrer ce quelqu’un de bien dans des milieux idolâtres du glamour ou dans les soirées jet-set.