Ce quelqu’un-là n’était sans doute pas Philippe Saint-Jean. Mais comment s’en assurer sans le revoir au moins une fois ?
Tard dans la nuit, incapable de trouver le sommeil malgré l’épuisement, Denis Benitez décida de fausser compagnie à ses contemporains jusqu’à nouvel ordre. L’heure de prendre congé du réel avait sonné. Il avala trois somnifères tirés d’une boîte périmée depuis plusieurs mois. Demain, il n’irait pas travailler. Avec un peu de chance, il dormirait assez longtemps pour que ce lendemain se déroule sans qu’il en prenne conscience.
Sans doute se dirigeait-il vers un lieu inconnu, perdu, au centre de rien. Mais où il serait enfin seul. Et tant pis si ce lieu se révélait triste et désert. Denis était déjà bien trop las pour faire demi-tour.
Chapitre 4
Dans la chambre : un simple lit, une table de chevet, une chaise pour les visiteurs et, en surplomb, là où jadis on trouvait un crucifix, une télévision toujours éteinte. Le cadre n’avait pas d’importance, rien n’en avait, Denis dormait la plupart du temps. Au pire, il somnolait entre deux passages de l’infirmière, maintenu en apesanteur par une médication variable d’un jour à l’autre. Les rares fois où on le tirait de sa léthargie, une image floue entrait dans son champ de vision, le plus souvent un plateau repas, une blouse blanche, une poignée de comprimés dans un gobelet. Quand un interne pressé s’annonçait d’un retentissant : Comment on va aujourd’hui ? Denis s’interrogeait sur la notion d’« aujourd’hui ». Lorsqu’il était assez conscient pour mettre en corrélation deux idées à la suite, il essayait de retracer l’enchaînement cotonneux qui l’avait conduit jusque dans cette chambre nue et silencieuse où il ne craignait plus l’effondrement. Le reste, c’était de l’oubli, du vrai, celui qui happe. Le corps n’éprouvait aucune des sensations, agréables ou non, qui rappellent à la vie, à l’exception d’une seule. Au réveil, Denis retournait son oreiller pour goûter la fraîcheur sur sa joue ; le seul instant de la journée où les nerfs affleuraient sa peau.
Cette fin d’après-midi-là, un psychiatre se tint un long moment à ses côtés pour tenter de décrypter les origines de sa dépression. Les yeux mi-clos, le souffle calme, Denis répondait au praticien, certes bienveillant, mais si loin de la moindre piste. Comment délivrer à cet inconnu un message inavouable : en vivant sans aimer, il avait peu à peu perdu confiance en l’humain. Puis en lui-même.
Ils tombèrent d’accord sur le mot surmenage qui n’en appelait pas d’autres. Dès qu’il fut seul, Denis jeta un regard vers le jour déclinant et n’eut qu’à clore les paupières pour s’abîmer dans la nuit.
Des deux, ce fut Mia qui se manifesta. En aucun cas Philippe n’aurait pris l’initiative. La tradition galante qui commandait aux hommes de solliciter la compagnie des femmes n’avait pas cours dans le cas présent. Si Mia avait été de celles que l’on croise dans la vie quotidienne, il aurait fait le premier pas, puis tous les autres. Mais l’image de Mia peuplait les rues et les rêves de millions d’hommes, son seul prénom sonnait comme un label de luxe, son rayonnement traversait les frontières. Comment Philippe Saint-Jean, qui à la fois interrogeait et fuyait les valeurs d’un monde sacrifié au paraître, aurait-il pu briguer un objet de convoitise universel ? Un seul coup de fil au top model et il se rendait coupable d’allégeance. À l’inverse, il lui semblait naturel que la planète futile et tapageuse où vivait Mia fût attirée par la sienne, où la curiosité de l’autre restait intacte, où les réponses avaient bien moins d’importance que les questions.
Elle lui proposa de dîner dans un restaurant presque secret, fréquenté par une poignée d’initiés en mal d’anonymat. Comme à son habitude, Philippe arriva à l’heure et le regretta — à longueur d’année, sa fichue ponctualité l’obligeait à attendre des indélicats. On le dirigea vers un recoin feutré où le velours rouge le disputait à l’argenterie design, on lui proposa de choisir entre eau plate ou gazeuse, il opta pour la seconde comme un pis-aller à la bière dont il avait envie. Pour se trouver une attitude, il hésita entre étudier la carte et prendre une note, sans réelle nécessité, dans son calepin. Aux tables voisines, il repéra quelques visages connus sans les situer vraiment, hommes et femmes aux silhouettes parfaites, comme conçus pour le cadre. Dans son calepin, Philippe nota : me réabonner à Paris Match. Il jeta enfin un œil sur le menu, qui l’exaspéra d’emblée. Philippe n’avait rien d’un goinfre et se préoccupait peu de gastronomie, mais il détestait par-dessus tout le terrorisme diététique, ultime hypocrisie d’une poignée de nantis prêts à payer le prix fort l’angoisse de prendre un gramme. Il lui suffisait de lire Saint-Pierre juste vapeur et son buisson de pousses de cresson 45 € pour lui donner envie de rôtir en broche le cuisinier, avec une pomme dans la bouche.