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Mia entra dans le restaurant comme une balle, claqua deux bises sur les joues de Philippe, ôta casquette de baseball et lunettes noires, déposa son téléphone mobile sur la table et but d’un trait le verre d’eau fraîche qu’on venait de lui servir.

— Qu’est-ce qu’on fait, on se tutoie… ?

— Comme vous préférez, répondit-il afin de ralentir le rythme.

Philippe profita de ce court instant où elle ouvrait la carte pour la regarder de près, à peine maquillée, naturelle, mais toujours vigilante — Mia vivait en permanence avec un troisième œil qui la maintenait en état de représentation. Que l’on fût sensible ou non à ce type de physique, il lui était impossible de passer inaperçu. Une telle harmonie entre toutes les composantes du visage humain, bouche, yeux, nez, peau, ne pouvait être due au hasard et avait pour seule vocation d’être admirée. Ces lèvres pulpeuses, mais si fines aux commissures, ne lui servaient ni à parler ni à se nourrir ni à embrasser, mais à sourire aux hommes de bonne volonté. Ces yeux immenses aux éclats de saphir ne lui servaient pas à découvrir le monde mais à subjuguer les foules, toujours en recherche d’idoles païennes. Cette peau d’ambre et de cuivre, par l’infinité de ses reflets, réunissait à elle seule toutes les races. Philippe croyait au déterminisme de la nature qui toujours tendait vers un but précis : en faire profiter le plus grand nombre.

D’emblée, ils évitèrent de tomber dans les ornières du précédent dîner qui les avait opposés sur tout, quitte à sombrer dans l’excès inverse : l’autocritique appuyée, et l’hommage constant à ce que vivait l’autre. Mia regrettait un trop-plein d’agitation dans sa vie et craignait de passer à côté de l’essentiel. Philippe, lui, privilégiait sa tranquillité d’esprit mais redoutait une certaine inertie, prisonnier d’un confort intellectuel qui l’excluait de la tourmente contemporaine. Afin de trouver des terrains d’entente, ils se plaignirent de nuisances communes. Quand Mia évoqua les affres de la notoriété, il renchérit sur l’inévitable risque d’être exposé. Quand elle avoua une certaine confusion entre sa vie professionnelle et sa vie privée, Philippe regretta que sa mécanique mentale ne le laissât jamais en paix. Quand, à son tour, il mentionna la poignée de détracteurs qui mettaient en pièces le moindre de ses articles, elle invoqua cette presse indigne qui la traquait en permanence. Au fil de la soirée, leur bavardage atteignit un juste point d’équilibre ; quand l’un se risquait à la confidence, l’autre donnait un peu plus de lui-même. Ils comparèrent leur solitude, fatale chez l’une, nécessaire chez l’autre, éprouvante pour les deux. Ah, leur chère solitude ! Compagne de toujours, que l’on soit seul ou entouré. Solitude qui revenait plus fort encore après s’être bercé de l’illusion d’être deux. Mais avant de s’aventurer sur ce terrain-là, il leur fallait trouver une ambiance plus intime ; elle proposa d’aller boire un verre dans un autre de ses repaires.

Ils s’installèrent sur les banquettes en cuir beige d’un 4 × 4 Rover, avec chauffeur, que l’agence de Mia mettait à sa disposition. Après une journée grise et laborieuse, Philippe se laissait entraîner dans une spirale de luxe sans lui chercher de légitimité. Demain, il serait bien temps de remettre la soirée en perspective. À peine arrivée au Carré Blanc, Mia se jeta dans les bras du patron comme s’ils s’étaient mutuellement sauvé la vie, ce que Philippe prit pour d’indispensables simagrées mondaines, codes de reconnaissance, signes aigus de notabilité. On les installa au premier étage, dans un bar américain cossu où se croisaient d’impeccables serveurs en livrée, un air de jazz en fond sonore. Mia commanda un dry Martini bien tassé, gin Tanqueray et olive. Philippe se demanda où était soudain passée sa peur panique de la calorie et toute sa science du light et du diet. Mais peut-être que ces calories-là se comptabilisaient différemment puisqu’elles proposaient bien plus que de l’énergie, mais de l’apaisement ou du rêve, et l’on ne saurait se priver des deux.

— Il y a une boîte au sous-sol. On y a fait quelques fêtes mémorables.

Elle regretta cette phrase à peine prononcée ; boîte, fêtes, le contraire de l’image qu’elle voulait donner à cet homme. Même ce on était débile, que désignait-il sinon une poignée de princes décadents qui dilapidaient leur jeunesse dorée. Du reste, c’était dans cette boîte qu’elle avait rencontré ce salopard de Ronnie, qui l’avait traînée dans la boue dès le lendemain de leur rupture. Des fêtes mémorables, mais à quel prix. Mia se promit d’épargner tout nouvel accès de frivolité au philosophe.

À l’époque où il n’était qu’un étudiant en sciences humaines, Philippe aurait pu voir en Mia un formidable sujet de thèse. Esthétique et représentativité de l’icône contemporaine. De quoi prétendre aux félicitations du jury. Ce soir, au deuxième dry Martini, il posait un regard différent sur la célèbre créature pour la ranger enfin parmi ses semblables, des êtres complexes, aussi individualistes que grégaires, capables du pire mais souvent du meilleur.

— Dans mon métier, c’est la retraite à trente ans, dit-elle. J’en ai vingt-huit.

— Dans le mien, je suis encore loin de l’âge d’homme. J’en ai quarante et un.

Tout à coup, le regard de Mia fut attiré par une silhouette discrète qui, dans la pénombre, prenait place à une table proche de la leur.

— On dirait Bryan. Qu’est-ce qu’il fait à Paris ?

— Qui ?

— Bryan Ferry. Le crooner. Vous devez connaître.

Philippe se demanda si on lui jouait un tour.

— Il doit donner un concert, reprit-elle, mais je n’ai pas vu d’affiche. Ça vous dérange si je vais le saluer ? J’en ai pour une seconde.

S’agissait-il vraiment de Bryan Ferry ? Le Bryan Ferry ? Le Bryan Ferry de son adolescence ? Quand toute sa génération en était au funk électronique et au New Age, le jeune Philippe se passait en boucle les disques de Dylan, de Sinatra et de Bryan Ferry, tous trois considérés comme globalement datés, aux limites du ringard. Ce soir, dans ce bar de nuit, au moment où il s’y attendait le moins, le regard posé sur un monsieur de soixante-cinq ans, à l’élégance anglaise, à la voix de miel et de poivre, Philippe se souvint d’avoir été jeune.

— Lui et sa femme étaient venus me féliciter après un défilé pour Vivienne Westwood, à Londres, et nous avons sympathisé. C’est un monsieur charmant qui a des manières d’autrefois, et c’est bien agréable.

Nostalgique de l’adolescent qu’il avait été, Philippe recommanda un cocktail, qu’il but sans le savourer, comme l’adolescent qu’il était redevenu. À quoi bon, ici et maintenant, garder sa réserve de théoricien, sa vigilance ? Il buvait des dry Martini avec une des plus belles femmes du monde, à quelques mètres d’une figure qui avait enflammé sa jeunesse, quel besoin aurait-il eu de jouer les observateurs ? N’avait-il pas mieux à faire de cet instant-là ? Comme, par exemple, le vivre ?

Mia, à la fraîcheur intacte, gardait le cap de la conversation et entraînait Philippe vers des terrains bien moins innocents. Avec une adresse de bretteur, et sans qu’il s’en aperçoive, elle réussit une passe d’armes qui le contraignit à répondre :

— Dans mon cas, le problème ne se pose pas : je vis seul.

Une demi-heure plus tard, dans une contre-allée de l’avenue George-V, Mia proposa à Philippe de se laisser raccompagner par son chauffeur.

— Et vous ?

— J’ai une chambre ici, répondit-elle en désignant l’hôtel Prince de Galles. Et j’ai un shooting tôt demain. Certaines filles traînent toute la nuit et comptent sur les miracles du maquilleur. Moi, je compte plutôt sur mes neuf heures de sommeil.