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Ils s’enlacèrent, s’embrassèrent avec ardeur.

Et se quittèrent satisfaits de s’être bien tirés de ce round d’observation.

* * *

Kris portait cette nuit-là une robe longue, dans les tons roux, à l’élégant décolleté carré. Ses cheveux réunis en queue-de-cheval ajoutaient à l’ensemble une touche d’innocence. Assise dans le canapé, les jambes croisées, toute prête à assurer la même prestation que la dernière fois, elle sirotait son verre de Perrier en cherchant des yeux les billets sur la table. Yves avait retenu la leçon et demandait plus qu’un coup tiré à la hussarde, quel qu’en fût le prix.

— Ça vous arrive de rester une nuit entière ?

— Toute la nuit ?

— Oui, toute la nuit.

— Il faut prévenir à l’avance.

— Vous avez d’autres rendez-vous après moi ?

— Je comptais rentrer me coucher et dormir jusqu’à midi.

— Je ne vais pas vous demander des trucs extravagants jusqu’à l’aube. Je me lève à sept heures et je pars travailler à huit. Donnez-moi votre tarif.

Persuadée qu’il négocierait, elle tenta 600 €. Il s’absenta un instant dans la cuisine et préleva douze billets d’une fine liasse retirée le matin même à la banque. La somme ? lui avait-on demandé au guichet. Il eût aimé répondre : De quoi m’en payer une bonne tranche de huit heures avec une pro.

— Vu qu’on a un peu de temps devant nous, je peux vous servir un autre verre, un vrai cette fois ? À moins que vous n’ayez faim ? Je dois avoir des choses à grignoter.

En préparant un plateau, Yves s’amusa à convertir 600 € en force de travail. À raison de quatre ou cinq fenêtres posées, il les aurait gagnés en moins d’une semaine. 600 €, c’était une somme. Avec, il pourrait partir quelques jours en vacances ou installer un vrai petit cinéma dans son salon. Il pourrait aussi les prêter à un collègue qui traversait une passe difficile. Au lieu de ça, il allait s’offrir le corps d’une femme dans sa plus secrète intégrité, mais aussi sa complaisance, sa docilité, sa science du plaisir masculin, et faire d’elle l’objet parfait de son désir, un outil de fantaisie, un terrain de jeu, un jouet vivant, un laboratoire à fantasmes. 600 €, c’était bien peu.

Depuis le divorce, son rapport à l’argent s’était inversé. Délivré de son obsession de l’économie, il traitait désormais les questions matérielles avec une totale désinvolture. De surcroît, il n’avait pas peur du chômage puisque le monde aurait toujours besoin de fenêtres, et quand bien même il se sentait capable de changer de métier du jour au lendemain. Il n’avait ni famille à charge ni aucun goût de luxe, ni croqueuse de diamants à entretenir, ni voiture de sport à bichonner, ni collection cubiste à étoffer. Alors que faire d’un bas de laine de 87000 € ? Attendre les coups durs ? Cette assurance-vie était le dernier vestige de sa vie de couple, Pauline et lui en parlaient comme d’une entité, « les 87000 », leur grand capital, de quoi se rendre crédible auprès d’une banque et pendre la crémaillère. Avec ces 87000 €, il allait dorénavant tenter des expériences, se chercher, se surprendre, et peut-être, au bout du compte, en apprendre sur le Yves Lehaleur d’aujourd’hui. Les femmes en général et le sexe en particulier joueraient un rôle central dans cette quête de lui-même. Y avait-il meilleur investissement ?

Cette belle robe couleur d’automne finit par glisser à terre. Kris ne garda que ses bas, avant de s’étendre sur le flanc, accoudée à l’oreiller. Yves la flaira sous tous les angles, la retourna dans tous les sens, l’explora, dénicha ses replis intimes, ses accès. Il eut soudain besoin de s’insinuer en elle, et dans une position rêvée depuis trop longtemps, la levrette, la levrette, la levrette. Il hésita pourtant, jamais il ne l’avait suggérée à une inconnue, ça ne se faisait pas, certaines le lui avaient fait comprendre. Il résista donc à l’irrésistible, se coucha sur le dos, se laissa chevaucher. En la voyant aller et venir sur lui, il regretta ses scrupules : C’est une pute, espèce de crétin, une fille qui se fichait bien de la façon dont on la prenait. Kris s’arrêta un instant pour pivoter sur elle-même et reprit son mouvement, recréant sous un angle différent la position tant espérée. Yves tenta de résister à ce retournement inattendu mais éjacula avec une rare intensité. Kris noua le préservatif et le déposa dans un cendrier qui, lors de sa dernière visite, ne se trouvait pas sur la table de chevet. Toujours vêtue de ses seuls bas couleur chair, elle retourna vers la table basse pour se servir un verre d’eau, pendant qu’Yves se recroquevillait dans les draps, le front perlé de sueur. Elle emprunta un kimono, demanda la permission de fumer, puis se pencha à la fenêtre du salon, la cigarette aux lèvres. Yves hésita un instant à la rejoindre, mais préféra contempler au loin sa cambrure drapée de satin, ses cheveux dénoués sur les épaules, ses volutes bleutées qui s’échappaient dans la nuit.

Kris se demandait à quelle race d’hommes il appartenait. Manifestement célibataire, pas trop mal fait de sa personne, pas pervers, ni inquiet, ni violent, ni dépressif, ni méprisant, il ne rentrait dans aucune des boîtes dans lesquelles elle rangeait ses clients habituels, et elle n’aimait pas ça. Les hommes avaient cessé de la surprendre depuis longtemps, elle les voyait venir de loin et connaissait par cœur le rôle de salope, de confidente ou de mère qu’ils voulaient lui faire jouer.

Peu à l’aise avec sa nudité, Yves s’enveloppa dans un drap à la façon d’une toge et se servit un verre de bourbon, qu’il sirota dans une posture romaine. Des deux, ce fut Kris qui eut besoin de rompre le silence.

— C’est quoi, votre job ? J’aime bien savoir ce que font les gens.

— Je pose des fenêtres et des volets. Ça me va.

— Poser des fenêtres ?

— Accroître la luminosité, ou créer l’obscurité totale, isoler du bruit. Combien d’individus ont des insomnies parce qu’ils sont persuadés de rater leur vie, alors qu’ils ont seulement des fenêtres merdiques.

Kris se surprit à examiner l’embrasure en P.V.C. de la fenêtre à laquelle elle était accoudée, puis retourna s’asseoir auprès de son hôte. Elle renchérit sur le mot « bruit », se plaignit d’être réveillée par le rideau de fer du bistrotier en face de chez elle, puis égrena quelques généralités sur le brouhaha urbain. Yves l’interrompit pour lui demander d’ôter son kimono, ce qu’elle fit sans s’en étonner. En la voyant, les jambes croisées, le bas remonté sur la cuisse, évaluer le nombre de décibels que peut produire un enfant en bas âge, Yves se souvint d’avoir un jour demandé à Pauline de se mettre nue pendant qu’elle préparait un cake aux olives : elle avait refusé tout net. Il apporta quelques précisions sur les fréquences de la voix humaine tout en admirant les seins superbes de son invitée, ses hanches, son pubis, la lisière de son sexe, qu’il eut envie de sentir, d’embrasser à nouveau, et s’agenouilla à terre. Puis il se releva, la queue dressée à hauteur de la bouche de Kris, qui allait devoir interrompre un moment sa conversation.

Plus tard dans la nuit, la méfiance de Kris s’était estompée ; elle n’avait pas affaire à un vicieux qui avançait masqué mais à un type qui n’avait pas fait l’amour depuis trop longtemps. Contre toute éthique professionnelle, elle lui demanda pourquoi il faisait appel à une prostituée. Sans la moindre envie d’énumérer toutes les étapes qui les avaient réunis dans ce lit, Yves orienta sa réponse vers l’avenir et non le passé : il voulait connaître tous les types de femmes. Les élancées et les toutes petites, les plantureuses et les menues, les dames et les soubrettes, les demi-vierges et les briscardes, de toutes les origines, de toutes les couleurs de peau, sans parler des catégories qui lui restaient à découvrir. Comment un homme tel que lui, compte tenu de son espérance de vie, de son activité salariée, et de ses rares déplacements à travers le globe, pouvait-il forger pareil projet sans s’en remettre à la prostitution ?