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Après réflexion, Kris admit qu’il n’avait pas d’autre choix.

Il jeta un œil à sa montre et décida de s’assoupir enfin. Pour la première fois depuis longtemps, il allait retrouver le plaisir de se réveiller auprès d’une femme. Dans un mouvement réflexe, il attira Kris à lui et l’enlaça par la taille comme il le faisait avec Pauline. Elle se méprit et s’imagina une dernière fois réquisitionnée : le coup de l’étrier du client qui en voulait pour son argent. Pour s’en assurer, elle eut à son tour un geste mécanique en plaquant sa main dans l’entrejambe d’Yves pour vérifier son érection.

Stupéfait de voir son accès de tendresse sanctionné par une palpation aussi dégradante, Yves se laissa envahir par une vague de fureur : on l’avait réduit tout entier à un sexe avachi, on l’avait ravalé au rang d’animal.

Il l’empoigna sous les aisselles, la souleva de toute sa rage, la propulsa avec une telle force qu’elle termina sa chute contre un mur avant de retomber à terre.

Kris resta clouée au sol, hébétée.

Depuis qu’elle se prostituait, elle s’était déjà vue éjectée d’un lit, mais jamais de telle façon.

Yves revint lentement à lui. S’approcha, main tendue.

Elle comprit ce qui venait de se jouer : il avait ressenti l’humiliation qu’elle-même subissait quand un rustre se permettait les plus odieux malaxages. Pour une fois, c’était elle qui avait commis un geste intrusif sur le corps d’un autre.

Encore tremblant, il la pria de l’excuser.

Non, c’est moi, dit-elle.

Aucun des deux n’eut besoin d’en rajouter, il fallait laisser cet instant-là se vider de son malaise, car cet instant-là était fondateur. De cette brutale étreinte, et non du sexe, venait de naître une étrange complicité. Faire l’amour n’avait pas été le plus court chemin pour se découvrir, mais plutôt cette guerre éclair.

Ils se couchèrent, se blottirent l’un contre l’autre, encore tremblants.

Tard dans la nuit, elle dit :

— Je peux te présenter Lili, une collègue avec qui tu vas t’entendre. Et Agnieszka si tu as envie d’exotisme. N’oublie jamais qu’une pute se méfie autant de toi que toi d’elle, alors débrouille-toi pour les mettre en confiance, parce qu’en cas de grabuge, c’est elle qui aura le dessus. Si elle te demande d’emblée ce que tu aimes, comme je l’ai fait, c’est pour se débarrasser de toi le plus vite possible. Si tu veux passer la nuit avec elle, ne paie pas à l’avance parce qu’elle va attendre que tu sois endormi pour partir en douce. Si je t’apprends à négocier, au bout de quelques nuits tu ne paieras plus le prix fort. Et si tu ne te venges pas sur les putes de tes petits malheurs, elles ne se vengeront pas sur toi de leur haine des hommes.

* * *

Dans un bistrot de l’avenue de Friedland, sur le coup de vingt-deux heures, Philippe Saint-Jean et Yves Lehaleur commentaient la séance qui venait d’avoir lieu, pour la troisième fois, dans leur petit musée. Le dernier intervenant s’était lancé dans un éloge des hommes mariés qui avait ébahi l’assistance. Il avait séparé les adultes mâles en deux clans, eux, les maris, et nous, les autres, incluant d’autorité une centaine de présents qui n’en demandaient pas tant. Eux étaient la norme, le cours naturel des choses, nous l’anomalie. En cette époque de désenchantement, de consommation débridée, de démission des idéologies et d’individualisme érigé en dogme, la plupart des hommes, disait-il, croyaient toujours à un engagement qui avait été celui de leur père, et du père de leur père. Ces millions et millions d’hommes avaient pris dans la leur la main d’une femme et prononcé des vœux sacrés dans une église ou une mairie, alliance, pardon, assistance, fidélité, et ce jusqu’à ce que la mort les sépare. Tout autre choix de vie paraissait bien triste en comparaison de celui-là. Avaient prêté ce même serment des fous, des sages, des bourreaux, des victimes, des gangsters, des religieux, des athées, des affameurs, des affamés, des tueurs en série, des pingres, des vagabonds. Alors pourquoi eux et pas nous ?

Philippe reconnaissait à cet homme-là un certain aplomb, et Yves un charisme qu’il aurait aimé posséder.

— Ce qui m’a plu dans son développement, ajouta Philippe, c’est sa façon d’avancer son idée de l’engagement comme un postulat de départ et non comme une sorte de révélation à l’occasion d’une rencontre. Le côté pascalien de la chose. La foi d’abord, le bonheur après.

Yves, bien incapable de s’aventurer du côté pascalien de la chose, regrettait que cette belle démonstration ne prît pas en compte l’évolution des époques et les tout nouveaux dangers qui guettaient les valeurs du couple, et parmi eux, le plus redoutable, le strip-teaseur. Car si depuis la nuit des temps la prostituée du bout de la rue mettait en péril la cohésion du mariage, le go-go dancer, lui, en était une menace toute récente. Les textes de loi, voire les serments bibliques, avaient besoin d’une vaste mise à jour.

Sur un ton plus sérieux, Philippe s’inquiéta de l’absence de Denis Benitez depuis trois séances.

— Il a peut-être trouvé la réponse qu’il cherchait, avança Yves.

* * *

Au retour de la clinique, la maladie, plus rapide que l’ambulance, l’attendait chez lui à son arrivée. Denis ne quittait son lit que deux fois par jour, vers quatorze et vingt et une heures, pour se préparer la seule nourriture qui ne lui levait pas le cœur, une lamelle de gruyère entre deux tranches de pain de mie, sans goût, sans odeur, mais assez substantielle pour éviter les maux d’estomac à chaque poignée de comprimés. Le reste, c’était du sommeil qui semblait ne rien réparer. Denis en était à ce stade où les causes de la dépression s’étaient perdues en route, mais la route continuait, traversait des zones insalubres, des tunnels interminables, pour aboutir dans un terrain vague où il stagnait des jours durant.

Les premiers temps, des collègues passèrent le visiter, toujours à deux pour se donner du courage. C’est pas à nous que tu manques, c’est aux clients. Denis les remerciait du regard, puis coupait le son du téléviseur dès leur départ pour s’endormir devant les images d’un monde aussi désenchanté que le sien.

Les jours suivants, Denis fit plusieurs tentatives de retour à la normale. Le scénario se répétait, identique ; il ouvrait l’œil avant midi, traversé d’une pensée folle : Et si ce calvaire était terminé ? Porté par un regain d’énergie, il arrachait son pyjama comme une peau morte, passait un pantalon, choisissait un polo, pas le rouge, pas le vert, surtout pas le bleu, peut-être le beige. Et puis, découragé par un grain de poussière, un reflet dans un verre d’eau, une mobylette qui vrombissait au loin, il se recouchait.

Un soir, pourtant, quand ses proches l’avaient déserté pour de bon, quand tout son corps avait atteint l’inertie absolue, quand la force de son abandon avait triomphé de toute forme d’espoir, il entendit sonner à sa porte.

Tiré de son sommeil, il crut d’abord à un tocsin sorti d’un lancinant cauchemar. Il se dressa sur ses oreillers, attendit un instant, n’entendit plus rien puis replongea dans le lit en priant pour y trouver des rêves moins sévères. On sonna à nouveau, longuement, de façon comminatoire : ce on ne partirait pas. Denis imagina une ou deux hypothèses, jeta un œil à la pendule qui marquait dix-neuf heures, se dirigea dans la pénombre vers la porte d’entrée, regarda par l’œilleton.