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Certains, persuadés qu’ils mourraient seuls comme ils avaient vécu, se sentaient peu concernés par son témoignage. D’autres n’excluaient pas, un jour, de se poser les mêmes questions que ce tout récent veuf. L’usage voulait que personne ne réagît après les interventions, c’était une règle tacite mais fondamentale pour tous ceux qui, comme Yves Lehaleur, craignaient la confrontation. Tout individu devait pouvoir s’exprimer sans redouter un contrepoint, une question, un commentaire, même bienveillant. Ni la détresse, ni la joie de ces hommes ne soulevait aucun débat. On avait entendu des silences si fervents, si riches ; toute banalité d’usage les aurait ruinés dans l’instant. Mais rien n’empêchait un participant d’aller vers un autre en fin de séance pour lui dire un mot, revenir sur un détail, lui donner ou lui demander une précision. Il n’était pas rare de voir de petits groupes se former pour prolonger la réunion par une conversation de bistrot, mais ça ne concernait déjà plus la confrérie et se jouait en dehors.

D’autres se succédèrent sur l’estrade pendant un temps plus ou moins long. L’un d’eux raconta un coup de foudre survenu dans des circonstances très particulières : une semaine plus tôt, autour d’un container à verre, il avait rencontré une demoiselle qui jetait comme lui ses bouteilles vides.

— C’est une situation que l’on préfère sans témoins. Que l’on ait dans les mains un flacon de bénédictine ou un bocal de ratatouille, on se sent toujours un peu ridicule.

Mais cette fille-là s’acquittait de sa corvée avec le geste auguste d’une reine qui gracie des malheureux. Elle honorait chaque étiquette d’un dernier regard comme pour lui dire adieu, il s’agissait pourtant du même puligny-montrachet, un bourgogne blanc que l’orateur considérait comme le sien. Il se l’était approprié, il en avait fait son favori, son champion, à tel point qu’en le décrivant, il se décrivait lui-même ; un vin ni modeste ni prétentieux, élégant mais encore accessible, un vin qui n’avait besoin ni de tablée ni de cérémonie pour donner le meilleur de lui-même. Au contraire, ce vin-là ne s’exprimait jamais mieux que dans l’ivresse complice d’un rendez-vous galant. Et cette belle inconnue rencontrée au coin de la rue ne semblait boire que celui-là.

— Je n’étais pas au bout de mes surprises. C’est à la toute dernière bouteille qu’elle a porté l’estocade : du Petrus Boonekamp.

Un nom qui, à coup sûr, n’évoquerait rien aux personnes présentes, peu portées sur les liqueurs amères.

— C’est hollandais, c’est noir comme du fiel, ça en a le goût, j’en ai toujours chez moi.

Il n’avait encore rencontré personne avec qui partager son attirance pour cette épaisse bile que l’on dégustait comme un filet de méchanceté. Il avait bien essayé de convertir une poignée d’amis qui tous l’avaient recraché tel un jet d’encre. S’il n’avait pas osé réagir en voyant défiler les puligny-montrachet, il avait profité de l’apparition inespérée du Petrus Boonekamp pour adresser la parole à l’étourdissante jeune femme. Ils avaient discuté des mérites comparés de l’Unicum hongrois, du Jägermeister allemand, du Fernet-Branca italien. Mais rien à leurs yeux n’égalait le Petrus Boonekamp. Les non-initiés, à savoir le reste du monde, n’étaient pas dignes d’un pareil élixir, ni de ses bienfaits, ni de ses ingrédients mystérieux, ni de sa recette jalousement gardée. Ils allèrent même plus loin : se confronter à tant d’amertume révélait leur intense vie intérieure.

À la fin de l’échange s’était installé un moment de gêne où chacun était redevenu un inconnu au bord d’un caniveau. Elle avait dit : Pas un jus de fruits, pas une bouteille d’eau, que de l’alcool, j’ai honte. Et comme si elle avait voulu confirmer qu’elle était célibataire : Le pire, c’est que je ne partage pas.

La laisser s’éloigner avait été une terrible imprudence. Depuis, il se sentait en faillite, honteux de n’avoir pas su retenir la seule femme que le destin lui eût jamais désignée.

— Si l’accord des êtres résulte de l’accord des esprits, alors j’ai rencontré la femme de ma vie.

Au fil des semaines, il l’attendait, l’espérait, la guettait même. À n’en pas douter elle vivait à un jet de pierre de chez lui, et le seul lien sur lequel il comptait désormais était ce container à verre. Il multipliait les occasions de s’y rendre tout en sachant que le hasard, comme la foudre, ne frapperait plus au même endroit, mais à proximité, chez un commerçant, dans une rue alentour, dans le plus proche jardin, et à l’heure la plus inattendue.

Dans l’assistance, ceux qui étaient tombés amoureux dans des circonstances insolites lui souhaitaient bonne chance en leur for intérieur. L’homme regagna sa place, un autre vint s’adosser au tableau noir ; il prit son élan avant de se lancer dans une histoire confuse, présentée sans chronologie, mêlant informations objectives et vues de l’esprit. Il se décrivait comme un être physiquement disgracieux, plutôt gauche et irascible — ce que ses auditeurs prirent pour la pause typique de celui qui veut produire l’effet inverse. Il se disait incapable d’éviter la fâcherie ou le rapport de force, principalement avec les femmes. Jusqu’à ce qu’il rencontre une certaine Nadine, sorte d’alter ego se définissant elle-même comme vilaine et pas très cultivée.

— Nous ne nous aimons pas, nous n’allons pas vieillir sous le même toit, mais ensemble nous sommes irrésistibles.

Il fit une comparaison avec deux composants chimiques, inoffensifs pris séparément mais détonants dès qu’on les mélangea. Pour ceux qui n’auraient pas compris, il rappela le principe mathématique qui établit que la réunion de deux négations donne une affirmation : moins et moins égale plus. Poussés par d’amers sentiments, quelques frustrations et une revanche à prendre, ils s’étaient associés, non pour se nourrir l’un de l’autre mais pour tout dévorer autour d’eux. N’étant pas condamnés au couple, n’ayant rien à bâtir, chacun restait lui-même sans craindre de dévoiler sa part d’ombre. Elle riait de ses colères, lui se fichait bien de sa mauvaise foi et, quand il leur arrivait de passer la nuit ensemble, ils trahissaient les secrets de leur propre sexe tout en dégoisant sur le sexe opposé. Mais là n’était pas leur terrain de jeu favori. Lâchés dans la nature, ils devenaient de redoutables prédateurs. En public, ils provoquaient, jouaient les débauchés et, si l’un d’eux se sentait attiré, l’autre lui indiquait la marche à suivre. Fascinées par le jeu étrange de ce couple extrême, leurs victimes, hommes et femmes, se laissaient volontiers piéger.

Yves Lehaleur étudiait les intervenants pour s’en inspirer le jour où il se sentirait prêt. Mais comment s’inspirer de cas aussi atypiques, dont la logique, même si elle méritait d’être exposée, ne semblait lisible que pour l’intéressé. À deux sièges du sien se tenait un autre nouveau venu, Denis Benitez, chef de rang dans une grande brasserie parisienne, célibataire comme tant d’autres, et sans doute un peu plus. Un soir où il s’était plaint de vivre seul, le maître d’hôtel de sa brigade avait évoqué à mots couverts le cercle qu’il fréquentait naguère, où se retrouvaient des types qui avaient un truc à raconter, que leur confession fût banale ou extravagante. Remarié depuis, il n’éprouvait plus le besoin d’y retourner mais gardait une certaine affection pour ceux qui passaient par là. Denis avait franchi le pas et s’apprêtait maintenant à prendre la parole sans peur du ridicule — à l’inverse d’un Yves Lehaleur, il n’éprouvait aucune gêne, après vingt années dans la brasserie, à s’adresser à des inconnus. Et Dieu sait si ce qu’il avait à dire était irrationnel et aurait pu paraître absurde, disproportionné, nombriliste, vaniteux ou terriblement naïf, et ce devant n’importe quelle assemblée. Excepté celle-ci.