À quoi elle ressemblait cette fille, déjà ? Des cheveux mi-longs, d’un brun plutôt clair semblait-il, et puis ? Et puis rien, un visage banal, une silhouette dans un imperméable, un personnage insignifiant comme on en croisait cent dès que l’on commettait l’imprudence de sortir de son lit.
Denis s’assoupit un trop court instant puis ouvrit grands les yeux, rattrapé par un doute. Et si ce personnage insignifiant n’avait pas emporté avec lui son mystère ?
Il quitta son lit à nouveau, se précipita vers la porte, regarda dans l’œilleton : la silhouette se découpait toujours dans l’obscurité du palier.
— Vous allez m’attirer des ennuis avec les voisins.
— Pensez-vous, je viens de discuter avec une dame très sympathique, porte droite, elle ne paraissait pas du tout surprise de me voir attendre. Elle a dit : « Il doit dormir, il prend une médication lourde. »
— …
— Cela étant, je donnerais n’importe quoi pour m’asseoir un moment et boire un grand verre d’eau.
— Vous plaisantez ?
— C’est tout ce que je demande.
— Vous êtes qui, bordel ?
— Marie-Jeanne Pereyres, dit-elle en fouillant dans son sac à main.
Elle tendit sa carte d’identité. Taille : 1,71 m. Née à Bois-le-Roi (Seine-et-Marne). Sur la photo, elle avait les cheveux à peine plus longs et des lunettes rondes. À quelques années près, elle avait le même âge que Denis.
Si les antidépresseurs et les anxiolytiques n’avaient pas inhibé tout réflexe de peur, Denis se serait demandé si un malheur plus grave encore que sa dépression ne l’avait pas frappé. Cet étrange personnage venait peut-être le lui annoncer, il devait en avoir le cœur net.
— En admettant que je vous laisse vous asseoir un instant, vous allez enfin me dire ce que vous voulez ?
— Oui.
Elle put enfin franchir le seuil, posa sa valise dans un vestibule et découvrit un espace à l’abandon, étriqué, meublé d’un vieux canapé et d’une petite console recouverte d’emballages divers.
— Je peux allumer cette lampe ? demanda-t-elle pendant qu’il portait un verre sous le robinet.
Sans attendre la réponse, elle alluma, s’assit enfin, poussa un soupir de réconfort en se massant les chevilles. Elle but l’eau d’un trait et le remercia d’un sourire. Il débarrassa ce qui traînait sur la table, poussa divers objets dans le vestibule, remit un semblant d’ordre.
— Ne vous dérangez pas pour moi, dit-elle en défaisant les boutons de son imperméable.
— Gardez votre imper, et dites-moi ce que vous voulez, qu’on en finisse.
Fuyant le regard de Denis, elle hésita un instant. S’étant engagée à répondre, elle chercha la formulation la plus juste, la moins inquiétante. Elle choisit la plus simple.
— Je veux rester.
— … Pardon ?
— Je veux rester.
— Qu’est-ce que vous entendez par rester ? Rester ici ? Chez moi ?
— Oui, ici. Je prends très peu de place.
— Vous êtes en train de me dire que vous avez forcé ma porte pour vous installer chez moi ? C’est bien le cauchemar que je suis en train de vivre ?
— Ne le prenez pas mal. Cette médication lourde doit peut-être enrayer vos facultés de jugement.
Vidé du peu de forces qui lui restaient, Denis dut s’asseoir un instant à ses côtés. La médication lourde lui jouait des tours. Il avait dû se tromper dans les doses, il avait dû confondre les comprimés bleus avec les blancs, il avait abusé des verts, il dormait déjà et le cauchemar allait s’estomper au premier réveil. La créature semblait pourtant faite de chair et d’os.
— Avant que je vous foute violemment dehors malgré la médication lourde, je vous laisse une chance de me dire ce que vous entendez par « rester ».
— Ce salon me suffit. Je peux dormir dans ce canapé. Je ne fais pas de bruit, je lis beaucoup. Si j’ai accès à la salle de bains une fois par jour, c’est bien. Je peux prendre mes repas dehors.
Tout à coup, l’accablement de Denis se mêla de tristesse, et cette tristesse entraîna avec elle un tas d’autres sentiments, tous contradictoires, tous trop violents pour un homme si las. Il ne put retenir une bouffée de larmes, éclata en sanglots et pleura, pleura comme un enfant frappé d’injustice.
Une éternité plus tard, il sécha ses larmes dans le mouchoir qu’elle lui tendait. Il poussa un long soupir d’épuisement.
— Je vais me recoucher, dit-il sur un ton presque doux. Je suis malade. Je suis fatigué. Je vais dormir très longtemps. Demain, quand je me lèverai, faites en sorte de ne plus être là.
Elle ne répondit rien et le vit s’éclipser dans la chambre. Denis s’effondra dans le lit et sombra dans le sommeil toute la nuit durant, puis toute la matinée.
Au réveil, le visage de cette femme lui revint en mémoire. Il se précipita dans le salon et la trouva allongée dans le canapé, un livre à la main.
Elle était restée.
Chapitre 5
La quarantaine révolue, Philippe Saint-Jean n’espérait plus vivre les joies de la clandestinité. Jamais il ne s’était engagé avec une femme au point de faire vœu de fidélité, sinon avec Juliette, qu’il n’aurait trompée pour rien au monde. Il n’avait donc rien connu de ces délicieux moments volés à la respectabilité, ni de la soudaine intrusion du romanesque dans la monotonie d’une vie, ni de l’inventivité dont il fallait faire preuve pour créer une intimité à l’insu de tous. Mia lui servait le tout sur un plateau d’argent, sans la culpabilité ni les mesquineries de l’adultère. Quand tout individu au monde attendait son quart d’heure de gloire, ces deux-là retrouvaient le sens du caché, comme les Roméo et Juliette d’une époque exempte de tout romantisme. Toutefois, le secret de leur idylle ne durerait pas car déjà des bruits couraient sur l’amitié particulière qui liait la belle et le penseur — ceux qui les avaient vus ensemble en avaient tiré d’inévitables conclusions et il suffisait maintenant d’un seul recoupement pour rendre leur liaison officielle. D’ici là, ils improvisaient des rendez-vous dans des enclaves dorées qui nimbaient de lumière leur anonymat.
Philippe trouvait cependant un peu baroque la décoration de ce balcon donnant sur une tour Eiffel scintillante de bleu. Un médianoche y était servi sur une petite table circulaire recouverte de roses rouges et d’œillets mauves, d’un bougeoir en verre, d’un petit buste de marquise, et de deux coupelles d’un caviar iranien que Mia dégustait comme un yaourt.
— C’est agréable de dîner à ciel ouvert, dit-elle, ça sent déjà les beaux jours.
— Tu arrives de Vancouver et tu t’envoles pour Sydney après-demain. Comment pourrais-tu avoir conscience qu’à Paris un été se prépare ? Moi, je l’espère depuis des mois, cet été, je l’ai vu se révéler jour après jour. En février, je me suis étonné qu’il fasse encore clair à dix-sept heures, et ça m’a mis de bonne humeur toute la soirée. Il y a encore trois semaines, j’ai hésité à mettre un manteau et suis sorti en veste, et je ne l’ai pas regretté. Cet été, il est à moi, je l’ai attendu, je l’ai mérité.
— Voilà une des raisons pour lesquelles j’aime ta compagnie. Il suffit qu’on dise « il fait beau » pour que tu te prennes le chou avec.
Dès leur arrivée dans la suite de l’hôtel George V, Philippe s’était exprimé sur quantité de détails auxquels Mia ne prêtait plus attention depuis que son agence la logeait dans les plus luxueux hôtels du monde. L’endroit, plus spacieux que son propre appartement, réveillait en lui une conscience de classe — sensation délicieuse qu’il éprouvait rarement : s’étonner du mode de vie des privilégiés, les vrais, ceux qui se baignaient dans du marbre rose, se vautraient dans du Louis XV et s’abreuvaient de grands crus. Outre cette vie en première classe qu’elle lui proposait de partager, il profitait avant tout du précieux temps qu’elle lui consacrait lors de ses courts passages à Paris — compte tenu du prix que coûtait une heure avec Mia, rien que pour apparaître en public, il pouvait s’estimer flatté. Et quand elle le quittait pour défiler à l’autre bout du monde, il se surprenait à allumer son téléviseur pour guetter une publicité où on la voyait courir à demi nue à travers la Galerie des glaces de Versailles.