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— Demain soir j’ai une réunion avec des créatifs qui ne devrait pas s’éterniser. Ensuite je dois passer à l’inauguration de l’espace Guerlain. Et j’ai promis à mon agence de prendre un verre avec le patron d’un groupe qui veut me confier son image de marque. Mais après ça, on pourrait se retrouver ?

Afin de préciser que lui aussi était un homme occupé, il répondit, en cherchant une note de mystère :

— Le jeudi, je ne suis jamais libre avant minuit.

* * *

— Bonsoir. Je m’appelle Laurent. Je suis un libertin.

L’homme au crâne rasé qui se présentait ainsi portait un complet bleu de bonne coupe, des chaussures montantes de cuir fin, et se tenait bien droit, les bras croisés face à son auditoire. Sa façon si naturelle de dire Je suis un libertin ne cherchait ni à surprendre ni à choquer.

— J’ai cinquante ans, j’achète des espaces publicitaires pour une chaîne de grande distribution alimentaire, je suis marié, j’ai deux filles. Depuis plus de vingt ans, le sexe occupe une place centrale dans ma vie. Une passion que je partage avec ma femme, mes amis, et qui occupe tout mon temps libre, mes soirées, mes week-ends, mes vacances.

Dans cette petite salle de projection, aux murs peints en noir, aux rangées de fauteuils rouges, on sentit tout à coup s’élever le niveau de concentration.

— Comme d’autres s’adonnent à l’aéromodélisme, au rafting, militent dans des partis politiques ou retapent leur maison de campagne, moi je fais l’amour. À toutes fins utiles, je précise que je ne suis pas un homme à femmes, ni un don Juan. Je ne chasse pas, je ne conquiers pas : je consomme. Ma femme et moi sommes des habitués des boîtes échangistes, mais nous organisons aussi des soirées privées avec divers cercles d’amis, qui eux-mêmes recoupent plusieurs réseaux. En outre, nous passons des week-ends chez des couples recrutés sur internet, et nous partons en vacances dans des clubs spécialisés où nous nous retrouvons entre adeptes. Quel que soit le contexte, nous arrivons ensemble, ma femme et moi, et nous repartons ensemble. Parfois, la soirée va plutôt être conçue pour m’être agréable, parfois c’est moi qui prépare une séance uniquement pour le plaisir de Carole.

Les hommes présents respectaient leur tradition de silence, même si la plupart se retenaient de crier : des exemples, bordel !

— Hier soir nous sommes allés dans une boîte en banlieue parisienne. Connaissant mes goûts, Carole a vite repéré deux femmes, et c’est elle qui a fait les manœuvres d’approche et me les a servies. J’ai passé la nuit avec les trois. Vendredi prochain nous allons à une soirée privée où le rituel veut que Carole soit au centre d’un groupe de quatre ou cinq hommes — c’est moi qui les sélectionne et qui veille à ce que tout se passe dans les règles — et dans ces cas-là, je ne suis que spectateur.

Celui qui se définissait comme un libertin était mû par un désir que la plupart des hommes ne connaîtraient jamais. Il se consumait d’une fièvre rare qui le poussait sans cesse vers de nouveaux corps, de nouvelles expériences, de nouvelles combinaisons, et vers une éternelle recherche d’extase qui faisait de lui l’heureux esclave de ses sens.

Comme les autres, Yves Lehaleur brûlait de connaître l’étendue de ses frasques et les limites qu’il fixait à l’interdit. Mais s’il admirait pareille frénésie, il ne la partageait en aucun cas. Certes, il lui aurait paru impensable de ne pas jouir d’un corps qu’il payait, mais loin de lui la prétention de donner du plaisir à une prostituée, ou d’obtenir des faveurs qu’elle n’accordait qu’à l’homme aimé. Son tout récent besoin de diversité ne comblait aucun appétit démesuré. Plus il les fréquentait, plus il réalisait que son plaisir véritable consistait à fissurer la carapace de ces femmes endurcies par tant de viols consentis. Plus par orgueil que par bonté d’âme, il cherchait à retrouver la femme sous la putain, et à la soulager l’espace d’une nuit de son dégoût du client. En les invitant à se succéder dans son lit, il se sentait capable, lui, Yves Lehaleur, de trouver l’épicentre de chacune d’elles. Sa zone secrète, quelque part entre la tête, le cœur et le sexe, là où se trouvait cachée la clé de tout son être.

— Les rares fois où nous vivons des expériences hors de la présence de l’autre, reprit Laurent, c’est avec son consentement. Il m’arrive par exemple de jouer les « coachs sexuels » avec des femmes qui se plaignent de l’érosion dans leur couple avant même qu’il ait trouvé son plein épanouissement. Je leur propose alors de passer quelques après-midi avec moi, jusqu’à ce qu’elles connaissent tous les orgasmes qu’une femme peut connaître. Je fais en sorte que les inhibitions et les tabous disparaissent, que leur plaisir les rassure, les guide, et qu’elles puissent retourner vers leur mari pour partager, encourager et retrouver ce plaisir-là. En général, je n’entends plus jamais parler d’elles. De son côté, il arrive à Carole de passer la soirée avec un de nos amis qui souffre d’une particularité physique qui touche bien peu d’hommes : il est surmembré. Son sexe atteint une taille qui épouvante ses éventuelles partenaires, et Carole est sans doute la seule à ne pas le fuir.

Philippe Saint-Jean se retenait de saisir son calepin pour noter. Il avait croisé dans sa vie quantité de prétentieux, intarissables sur leurs performances, de vrais mâles qui éprouvaient le besoin de le crier haut et fort afin de s’en convaincre eux-mêmes. Laurent le libertin n’entrait pas dans cette catégorie ; sa façon directe et prosaïque d’évoquer sa passion ne cherchait pas à convaincre, et pas un seul instant il ne se trahissait par une ponctuation égrillarde ou un sous-entendu : le contraire du pervers. Dans les milieux que fréquentait Philippe, on pratiquait peu mais l’on glosait beaucoup ; on citait Restif de La Bretonne et Bataille, on opposait les infortunes de la vertu aux prospérités du vice, on dissertait sur le cinéma érotique japonais, on racontait même des blagues salaces mais toujours sauvées par un troisième degré. Comme les autres, Philippe avait séjourné dans l’enfer de sa bibliothèque et n’en était pas vraiment revenu. Dans son essai sur la conscience collective, il avait inclus tout un argumentaire sur la persistance du tabou, mêlant brillamment aux théories freudiennes les sept divisions du Kamasoutra. Mais tant de vues de l’esprit passaient rarement par le filtre de l’expérience. Que de littérature pour bien peu de frissons ! admettait-il ce soir, face à Laurent le libertin. Il mesurait soudain tout le conventionnel de sa propre pratique, car dans un lit, il n’était ni audacieux, ni très inventif, ni même sûr de lui, pas plus que ne l’étaient les autres hommes, pas plus que ne l’étaient les femmes. Mais, après tout, à quoi bon s’en inquiéter ? Personne n’était Laurent ni Carole les libertins, sans cesse agités par leur quête éperdue de plaisir. Et rien, pas même un fantasme d’ultime extase, ne remplacerait la fantaisie et la légèreté des nuits qu’il passait avec Mia. Dès leur toute première, elle avait piqué un fou rire à force de le voir étudier chaque partie de sa célèbre anatomie — en lui caressant les jambes, il avait précisé : Je les connais déjà, je les ai vues dans L’Express. Le comble avait été atteint quand il s’était extasié sur les « trois ocres » de son sexe, avouant que faire l’amour avec une métisse était une grande première. L’espace d’une nuit, le corps de Mia lui avait fait oublier celui de Juliette.