Pas plus que celui de Mia ou de Kris, le nom de Marie-Jeanne Pereyres ne serait prononcé ce soir. Denis, qui avait tu les raisons de sa maladie, aurait été incapable de donner celles de sa soudaine rémission. En s’installant chez lui, l’intruse l’avait dépossédé du droit de se plaindre. Sa longue détresse avait fait place à une indignation qui réveillait ses facultés de résistance ; échafauder des hypothèses sur la présence d’une intruse chez lui avait pour mérite de dégripper ses rouages mentaux et de lui donner à nouveau l’envie d’en découdre.
En commandant la troisième tournée, ils prolongèrent le rituel d’après-séance. Ces trois-là avaient plaisir à se retrouver mais ne s’en doutaient pas. Philippe Saint-Jean, dans sa vie de tous les jours, croisait rarement des Yves Lehaleur ou des Denis Benitez. Il avait beau prôner l’éclectisme roi et redouter la dégénérescence des milieux consanguins, il prenait rarement le temps d’échanger avec l’homme de la rue à moins d’en tirer un bénéfice immédiat — son caviste, son installateur en informatique et son O.R.L. pouvaient se vanter de le connaître. Enfin débarrassé de son rôle de penseur, de ses travers de dialecticien, il goûtait la douce futilité des bavardages de bistrot. Denis Benitez appréciait la manière dont l’intello s’interdisait de juger mais restait attentif, prompt à apprendre quelque chose — et quand bien même il s’agissait d’une posture, l’échange semblait sincère. Il appréciait tout autant le franc-parler d’un Lehaleur, son indépendance d’esprit, et son peu d’inclination à vouloir pisser plus loin que tout le monde. De fait, Yves savait éviter les habituelles conversations de garçons et tous les sujets où pouvait s’exprimer leur indécrottable fascination pour la performance. Il remerciait Philippe et Denis de lui épargner les poncifs du genre, et la pénible connivence des hommes entre eux.
Selon toute vraisemblance, Marie-Jeanne Pereyres s’était introduite chez Denis pour se venger : y avait-il une autre explication à pareille ingérence ? Sans doute payait-il une faute grave commise naguère. Vers l’âge de vingt ans, avec un comparse, ils avaient fait un tour de France des établissements de nuit et s’étaient fait embaucher comme serveur ou barman. Trois mois à Marseille, deux à Antibes, autant à Montélimar, dix jours à Bordeaux — mais quelle décade ! — et de courts séjours partout où l’on voulait d’eux, y compris là où l’on n’en voulait pas. Ils s’étaient rempli les poches, ils avaient forniqué comme des diables et déguerpi à l’aube, ils avaient joui de leur jeunesse jusqu’à l’épuisement. Combien de Marie-Jeanne Pereyres avaient-ils croisées, séduites, enivrées et trahies en toute impunité ? Comment ne pas s’attendre à ce que l’une d’elles demande des comptes près de vingt ans plus tard ? Denis, rattrapé par son inconduite juvénile, ça tenait debout. L’intruse était bien du genre opiniâtre, impossible à détourner de son but, et quand ce but était la vengeance, la sanction tombait, inéluctable, et plus fort encore à mesure que les années passaient. Peut-être que les femmes étaient, sur ces questions-là, plus rancunières que les hommes, et que bien des crimes restaient imprescriptibles.
L’intruse était allongée de guingois sur la banquette, la chemise de nuit jusqu’aux genoux, les chaussettes blanches relevées sur les mollets. Des lunettes sur le nez, elle lisait un ouvrage qui ressemblait au guide touristique d’un pays lointain.
— Vous rentrez tôt, ce soir, dit-elle sans quitter sa position alanguie.
— On dirait que ça vous dérange.
— Pas du tout, je m’étonnais juste. D’habitude vous finissez votre service passé minuit.
— D’habitude ? Quelle habitude ? Qu’est-ce que vous savez de ma vie et de mes habitudes ? Est-ce que vous imaginez seulement ce que je faisais ce soir ?
— Aucune idée.
— Eh bien, j’ai passé la soirée à fouiller dans ma mémoire et ne vous y ai pas retrouvée. Nous nous sommes peut-être déjà rencontrés auparavant, mais il m’est impossible de savoir où et quand, et vous savez pourquoi ?
— Non.
— Parce que vous ne ressemblez à rien. Et je ne dis même pas ça pour vous blesser.
Denis l’avait étudiée de pied en cap, épiée dans son sommeil, revêtue de tant de panoplies différentes : aucun souvenir de Marie-Jeanne Pereyres.
— À rien de rien ?
— Tout le monde a quelque chose qui le singularise. Vous, non. Votre silhouette est de celles que l’on croise tout au long de sa vie, dans des rues ou des couloirs, mais qui n’impriment ni la rétine ni la mémoire. Vous faites partie de ces gens dont on se dit que peut-être ils existent quelque part, mais on ne veut surtout pas savoir où. Pour moi vous résumez à vous seule ce que sont les autres. Vous êtes une entité floue, incertaine, au mieux pourrait-on vous caractériser en vous désignant comme femme, mais votre spécificité s’arrête là. Justement sur ce point, vous ne me croirez pas mais en général j’ai une sorte de don pour décrypter les femmes, je sais d’où elles viennent et où elles vont, je perçois d’instinct ce qui leur manque, ce qu’elles désirent le plus. Avec vous, je ne vois rien, rien du tout, j’ai beau vous regarder bouger ou dormir, vous ne dégagez aucune vérité particulière, rien dans votre physique ne donne la moindre indication, vous êtes indescriptible. Par exemple, vous donnez l’impression d’être brune, disons châtain clair, la couleur indéfinissable par excellence, comme les murs gris et les imperméables mastic. Mais à la lumière artificielle, vous paraissez blonde, d’un blond pas franc, pas assumé, pas une blondeur de blonde. De la même manière, il est impossible de dire de quelle couleur sont vos yeux, et pourtant les yeux sont censés éclairer un visage, restituer une lumière intérieure, eh bien chez vous, non. Vous êtes apparemment de taille moyenne, en vous voyant arriver de loin on pourrait dire : « Regardez cette petite dame, là-bas », mais quand on vous trouve recroquevillée sur cette banquette, on a l’impression que vous ne savez pas comment caser vos jambes. Les traits de votre visage pourraient correspondre à n’importe quel profil professionnel ; vous n’avez pas la tête de l’emploi, vous avez la tête de tous les emplois. On peut vous imaginer en assistante dentaire, mais aussi en cadre supérieur, le genre pressé, qui a une vie intense, ou chef d’une équipe d’hôtesses pendant un congrès ou un salon de l’auto.
— Mes yeux sont verts.
— Ah non, ça vous fait plaisir de le penser mais c’est faux. Ce vert-là tire sur le marronnasse, il vous donne le regard de tous ceux que l’on a oubliés. Vous n’êtes même pas laide. Un physique dont on pourrait dire : « Mon Dieu que cette fille est vilaine », ce serait un moyen de frapper les esprits, de vous rendre identifiable, mais même pas. Alors si je vous ai déjà croisée dans une autre vie, vous avez immédiatement quitté ma mémoire en sortant du décor.
En le voyant à son tour sortir du décor pour se réfugier dans sa chambre, Marie-Jeanne, stupéfaite, répondit dans le vide :