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Il renonça au thé et retourna dans sa chambre, épuisé, prêt pour un autre tour du cadran. Tout en se laissant gagner par le sommeil, il se vit comme l’homme le plus pauvre du monde pour avoir perdu le seul bien de celui qui a déjà tout perdu. Ô ma solitude, sœur du silence et mère du recueillement, me voilà bien puni d’avoir douté de toi.

* * *

Philippe Saint-Jean ne différenciait pas le dimanche d’un autre jour ; par habitude il descendait chercher son courrier, remontait les mains vides, puis dressait la liste des petits agréments et renoncements du jour : cantine vietnamienne fermée, billet d’humeur dans Le Journal du Dimanche, dégustation chez le caviste, rues désertes et jardins pleins, cinéma de minuit. Ce dimanche-là, en revanche, avait été planifié de longue date afin de retenir le plus longtemps possible Mia sur sa planète. Il avait repéré au cinéma Champollion une curiosité japonaise, drôle et baroque, pour la lui faire découvrir. Ensuite ils s’attarderaient dans le jardin du Luxembourg pour lire au soleil, boire un thé à la buvette et s’amuser de la ronde des joggers. Sur le tard, il l’inviterait à la Closerie des Lilas pour la surprendre avec un dry Martini tout spécialement préparé par son ami le chef barman, démontrant ainsi à Mia que lui aussi avait son repaire, son rituel et son cocktail. Mais, pour commencer, Philippe allait lui servir un plateau de petit-déjeuner assez luxueux pour rivaliser avec ceux des palaces, et assez copieux pour tenir jusqu’au soir.

— Tu es un amour, mais ôte ces croissants de ma vue, j’ai un défilé dans huit jours et un kilo à perdre.

Philippe n’eut pas même le temps de lui faire part de son programme que Mia lui proposa de déjeuner avec ses parents.

— Ils sont de passage à Paris ?

— Non, ils nous invitent chez eux, en Provence.

— … ?

— J’appelle mon agence et elle s’occupe de tout. On sera rentrés à Paris avant minuit.

— Tu as préparé ce coup-là depuis combien de temps ?

Mia se lova contre lui, bien trop câline pour être honnête, déjà prête à défendre son caprice bec et ongles. Je veux qu’ils te connaissent parce que tu es important pour moi.

Que n’aurait-il donné, quelques années plus tôt, pour entendre la proposition de Mia dans la bouche de Juliette ? Ce fut lui qui avait insisté pour enfin rencontrer ses parents, à l’ancienne, comme un futur gendre veut s’attirer les bonnes grâces de beau-papa. Pour Juliette, il aurait même fait sa demande solennelle, un genou à terre. Il aurait dit oui dans une église et passé une annonce dans Le Monde. Et il est fort vraisemblable que son cadeau de mariage aurait été un court texte enflammé qu’il aurait écrit pour célébrer le jour où, pour la toute première fois, il avait posé les yeux sur elle.

* * *

Yves, réveillé depuis l’aube, regarda Agnieszka dormir un moment avant de quitter délicatement le lit. Il passa un survêtement pour aller courir une bonne heure dans un parc voisin, puis retrouva son invitée devant une chaîne polonaise du câble.

— Mamy taki sam internet. To jest program 451.

Yves reconnut le mot « internet » et l’entendit ajouter, en montrant la cafetière pleine :

— Pozwoliłam sobie zrobić kawę.

Tout surpris de la façon dont elle avait pris possession des lieux, il goûta à son café et lui trouva un goût bien différent du sien. Puis il prit une longue douche avant de la rejoindre dans le lit, se cala à son flanc, s’imprégna de son odeur chaude, et regarda le bulletin météo à ses côtés.

— J’ai compris les mots celsiusa et hectopascali, fit-il.

— Jest jeszcze chłodno, u mnie. 14o w Lublinie.

À son tour elle prit une douche, ressortit de la salle de bains en peignoir, et désigna ses vêtements pliés sur une chaise.

— Mam się ubrać, czy tak zostać ?

— Te rhabiller ? Oui, tu peux. Tak !

Yves sortit de sous une armoire un second casque de scooter.

— Ça te dirait d’aller tirer un coup en plein air ?

— … ?

— Outside.

— Outside ?

Elle le toisa avec une lueur de doute et craignit un plan scabreux. Elle en avait trop subi pour ne pas redouter l’imagination perverse du client.

— Where outside ? Ja nie mogę sobie pozwolić na chryje z policjantami !

Il devina le dépravé qu’elle voyait en lui, et la rassura d’un mot qu’il pensait universel :

— Pique-nique.

* * *

De longues heures durant, Denis dormit d’un sommeil diurne, plus coupable que délicieux. Il fut assailli par un rêve lourd et troublant, où son visage, démultiplié à l’infini, recouvrait les affiches et les unes des journaux : on le reconnaissait dans la rue, on le montrait du doigt.

À son réveil, il chercha une clé dans ce fatras d’images, et tenta une nouvelle explication, certes machiavélique, à la présence de l’intruse, mais ô combien plausible en ces temps morbides où le spectacle de la médiocrité fascinait les foules. Marie-Jeanne Pereyres l’avait choisi comme sujet d’une enquête pour un magazine d’information, ou pire, comme le cobaye d’une de ces émissions de téléréalité qui convertit le drame humain en programme de grande écoute. L’ingérence dans la vie d’autrui avait déjà été déclinée sous bien des formes, mais afin de repousser les limites du voyeurisme, de nouvelles restaient à explorer. On avait caché des caméras chez des adolescents déphasés, des couples en crise, des familles déchirées, tous en recherche d’une catharsis, tous prêts à brader leur intimité, à mettre en scène leur quotidien contre un court instant de gloire médiatique. Le vrai visage de Marie-Jeanne Pereyres ? Une envoyée spéciale, une championne de l’audimat, une reporter sans scrupules. Elle allait s’en donner à cœur joie ! Forcer la caricature, faire de Denis un monstre de foire, un être vide dans une vie qui l’était tout autant. Denis Benitez, ni mari, ni père, ni amant, est-il toujours un homme ? Elle allait façonner le prototype du mâle contemporain, entité obsolète, incapable de se rendre utile, créant bien plus de problèmes qu’il n’en résolvait, et donc condamné à disparaître à moyen terme.

— Tout devient clair : un prime time ! Vous avez introduit des caméras chez un célibataire qui s’encroûte et vous traquez ses travers de vieux garçon. Aller chercher la misère là où elle est, c’est tendance, non ? Dans le Benitez Show, vous prévoyez des gags désopilants et des séquences émotion ? Avec un best of en fin de semaine ?

— Si une telle émission passait, je ne m’en priverais pas.

— Au lieu de faire des mystères, de vous immiscer, pourquoi ne pas jouer franc jeu ? Pourquoi ne pas me demander une interview sans rien dissimuler de vos intentions ? Je suis prêt à témoigner, si vous me promettez de travailler en pleine lumière, et si c’est le seul moyen de vous voir foutre le camp.

— Je ne suis pas journaliste et je n’ai aucun projet de la sorte. Du reste, si j’avais à faire un portrait de vous, ce serait plutôt celui d’un homme qui peut tout à fait vivre sans femme. Celui pour qui les tâches ménagères ne sont pas un problème, celui qui ne voit pas dans la femme un aimable complément à sa virilité, celui qui, le cas échéant, serait capable d’élever un enfant seul. Tiens, et si vous étiez, Denis, l’homme de demain ?