Si la plupart d’entre eux cachaient mal leur inquiétude, les plus fatalistes admettaient que, tôt ou tard, leur cénacle allait perdre son anonymat ; c’était même un miracle si, au fil des décennies, il avait été préservé des journalistes et des scrutateurs de tout poil. Comment imaginer, en cette ère dite de communication, qui encourage l’étalage de soi et la surveillance de l’autre, qui piétine le secret et viole l’impénétrable, que leur petit rendez-vous hebdomadaire allait prospérer dans la clandestinité ? Avec quelle facilité pouvait-on dévoiler son existence sous un jour cynique ! S’il y avait cent manières de vilipender la confrérie, il ne s’en trouvait qu’une seule pour la présenter dans toute sa simplicité, et l’on pouvait redouter que ce Philippe Saint-Jean n’eût pas choisi celle-là.
Et, quand bien même il n’était pas animé d’intentions malveillantes, comment avait-il osé prendre place au milieu de types souvent désemparés, frustrés, déçus, lui qui semblait mener une vie professionnelle accomplie, lui qui, si l’on en jugeait par cette photo, évoluait dans des milieux huppés, et surtout — c’était bien là l’ignominie — fréquentait une des femmes les plus adulées au monde. On pouvait y voir le comble de la provocation, et les plus malheureux avaient le droit de s’en sentir offensés.
Philippe put déceler le vrai message de ce silence qui perdurait ; on le désignait, certes, mais on lui laissait une chance de s’expliquer, de rassurer ses pairs. Il lui suffisait de réunir assez de courage pour quitter son attentisme sournois et avouer les vraies raisons de sa présence ici.
Philippe chercha un encouragement du côté de Denis et Yves, qui se réjouissaient déjà de lui faire subir un interrogatoire devant une bière. Ils ne lui en voulaient pas d’avoir tu le nom de Mia et se foutaient bien de l’anonymat de la confrérie : leur copain couchait avec la fille qui s’affichait en sous-vêtements partout en ville. Pas même encouragé par ses comparses, Philippe se leva pour faire face à un public bien différent de celui des séminaires, des amphis, des plateaux télé. Cette fois, il n’avait rien préparé et ne se sentait protégé par aucun discours, aucune technique, il allait faire comme tous ses prédécesseurs, laisser une phrase en appeler une autre, quitte à se perdre dans les digressions, les redites et les contradictions.
— Je m’appelle Philippe, je suis chercheur en sciences humaines. Il y a encore quelques mois je vivais les dernières affres d’un chagrin d’amour. Me pensant plus malin qu’un autre, j’ai cru pouvoir échapper à la douleur du manque en en faisant un objet de réflexion. À force de la mettre en perspective, je devais parvenir à la vider de son mélodrame, à la trouver à ce point anecdotique et niaise que j’allais m’en défaire. J’ai vite eu la preuve que je n’étais pas mieux armé qu’un autre pour lutter contre cette douleur-là. Je me suis mis à détester les classiques qui ne me fournissaient aucune réponse. J’ai haï le verbe, j’ai maudit la raison, j’ai vomi la dialectique. L’essentiel de ma pensée consciente se résumait en deux mots : partie Juliette.
Philippe leur épargna les détails peu flatteurs pour lui : les nuits de veille près du téléphone, les photos déchirées, les sous-entendus fielleux auprès des amis communs. Mais, pas plus que ses belles lettres, sa malveillance ne l’avait aidé à en finir avec elle.
— C’est alors que j’ai connu ce… ce cercle — j’ai beau avoir baptisé quelques concepts et donné des noms aux formes les plus abstraites, je ne sais toujours pas comment désigner notre assemblée ce soir. Je me souviens bien de mon état d’esprit lors de la toute première séance : la machine analytique en marche, j’espérais le pire. Quelle prétention que de vouloir décrypter le sens de ces réunions quand je ne savais pas moi-même pourquoi j’y assistais. J’ai depuis écouté des dizaines de types raconter leur propre histoire et disparaître ensuite. Aucun récit n’est prévisible quand il est décrit par son acteur principal. Au fil des semaines, je me suis laissé prendre par l’intensité de cette parole vive ; une manne pour un gars comme moi, qui à force de vouloir définir l’Humain oublie l’individu et la charge de réel qu’il porte en lui. Ah, le réel… Irremplaçable réel qui défie l’imagination et parfois l’entendement. Ah la joyeuse complexité des êtres qui ont défilé ici. Ceux qui redoutent la vérité bien plus que le mensonge, ceux qui préfèrent les grandes douleurs aux petits arrangements, ceux qui préfèrent les petits arrangements aux grandes douleurs, ceux qui passent de la tragédie grecque à la comédie italienne, ceux qui sacrifient les êtres de chair à leurs constructions mentales, ceux qui inventent des sentiments inédits, ceux qui ont une queue qui leur indique le nord, ceux qui préfèrent encore la haine à l’indifférence. À la longue j’ai oublié que les intervenants étaient des hommes, ils auraient pu tout aussi bien être des femmes ou des extraterrestres, seule comptait la confrontation à une autre logique, même la plus dérangeante. En retrouvant le goût de l’écoute, j’ai revisité toutes mes certitudes sur le principe d’altérité, et j’ai admis la très grande vanité de mes sentiments hostiles envers celle que j’avais aimée.
Ses paroles ne seraient jamais consignées nulle part. Il s’en félicita.
— Je dois sans doute aux séances du jeudi ma surprenante rémission, mais je constate désormais un effet pervers qui m’oblige à les fuir : l’excès d’empathie a émoussé mon sens critique. Tous les témoignages sont recevables, toutes les élucubrations sont bonnes à entendre. En d’autres termes, je suis toujours d’accord avec le dernier qui a parlé, ce qui n’est jamais bon pour un philosophe…
Philippe arracha quelques sourires à son auditoire.
— Je ne reviendrai pas la semaine prochaine ni les suivantes, mais je vous fais le serment que jamais je n’utiliserai la moindre parole entendue ici dans le cadre de mon travail, que jamais je ne ferai état de ces réunions, excepté à celui qui en aurait besoin.
Contrairement à l’usage, les hommes l’applaudirent avec le soulagement de la confiance retrouvée.
— Allez-vous cesser, vous deux, de commencer toutes vos phrases par « C’est vrai que… » ?
— C’est vrai qu’elle tient en laisse un furet qui l’accompagne partout ?
— C’est vrai qu’elle ne se nourrit que d’algues vertes qu’on ne trouve qu’au Japon ?
— C’est vrai qu’elle touche 25000 $ par heure de pose ?
— C’est vrai qu’elle a un anneau sur le clitoris, comme dans Histoire d’O ?
— Mais où êtes-vous allés chercher toutes ces conneries ?
Denis se souvenait d’un spot télé où, à travers un paravent translucide, Mia se passait de la crème sur le corps ; il s’était dit alors que la perfection était de ce monde mais qu’il n’en verrait jamais les contours que sur un écran. Yves, lui, ne s’était toujours pas remis d’une couverture de Elle où les yeux insolents de Mia semblaient lui dire : « Lehaleur, je te veux ! »
— C’est vrai qu’un magnat de la finance lui a offert une Ferrari rien que pour dîner avec elle ?
— C’est vrai qu’elle s’est fait enlever les côtes flottantes pour affiner sa taille ?
— Les gars, franchement, ce n’est pas le fiancé jaloux qui parle, c’est le sociologue : comment avez-vous pris connaissance d’informations aussi extravagantes ? Sérieux, ça m’intéresse. Dans mon essai sur la mémoire-miroir, je me suis interrogé sur la portée endémique des rumeurs. Que ne vous ai-je connus à l’époque !