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Marie-Jeanne Pereyres n’en restait pas moins un de ces phénomènes inexplicables qui poussent l’être le plus rationnel à s’aventurer dans les zones ténébreuses du paranormal. Depuis son apparition, Denis avait revu à la baisse toutes ses pragmatiques certitudes. Personne n’avait envie de voir l’irruption dans sa vie de manifestations étranges, mais comment ne pas imaginer l’intruse comme une présence surnaturelle apparue dans le monde physique sous la forme d’un ectoplasme, ou même un fantôme venu habiter l’enveloppe charnelle d’une Marie-Jeanne Pereyres pour perpétrer un obscur dessein ? Plusieurs hypothèses s’ébauchaient alors ; si l’intruse s’était introduite chez lui pour ne plus en sortir, pourquoi ne pas en déduire que le lieu habité avait bien plus d’importance que son locataire ? On pouvait l’observer comme une âme errante venue hanter un espace où jadis elle avait subi des événements dramatiques. Si tel était le cas, inutile d’espérer s’en débarrasser sinon en mettant le feu aux meubles, ou en attendant que le revenant ait trouvé la délivrance. À moins que l’intruse ne soit un de ces spectres animés d’intentions bienveillantes, dont la mission consistait à porter un message de l’au-delà à un humain en détresse. Un postulat plausible, mais quel était donc ce message, nom de Dieu ?

* * *

Avec une prostituée, le meilleur moment est celui où l’on monte l’escalier, disait le bon sens populaire. Kris se plaisait à inverser la proposition : rien n’égalait cette courte minute où elle grimpait les deux étages de chez Lehaleur. Un rendez-vous chez son client de cœur augurait d’un moment paisible et sincère, sans fard et sans négoce, sans lutte. En arrivant chez lui, elle prenait possession de l’espace comme une copine de toujours, s’affalait dans le canapé, buvait le verre qu’il lui tendait, ôtait ses chaussures — Je passe ma journée en taxi et j’ai mal aux pieds comme une vieille tapineuse. Puis ils dînaient tel un vieux couple et le rituel voulait qu’Yves lui racontât ses dernières expériences avec ses consœurs. Elle l’écoutait, s’autorisait parfois un avis mais s’interdisait d’avouer sa colère : Je ne supporte plus que tu me parles d’elles, je découvre un sentiment inconnu qui me fait peur, une pute n’a pas le droit d’être jalouse, c’est absurde. Après une tendre nuit dans les bras d’Yves, la colère de Kris se ravivait au matin en trouvant des billets pliés sur un coin de table.

— J’en fais payer tant d’autres. Pourquoi toi ?

— Tu dois gagner ta vie.

— Je n’ai pas le droit d’avoir un geste ? D’user de mon libre arbitre ? Tu ne me verras jamais que comme une pute ?

Yves préférait ne pas voir les signes de son attachement pour lui, ses questions trop directes, ses confessions — Tu peux m’embrasser sur la bouche si tu veux, mais dans ce cas, tu n’en embrasses aucune autre. S’il avait une grande estime pour elle, il ne l’aimait pas assez pour ne pas la payer. À quoi bon prendre le risque de changer la moindre composante de leur équation, de mettre en péril ce fragile équilibre qui passait par la transaction. L’aspect pécuniaire, loin de lui paraître sordide, lui garantissait à la fois plaisir et détachement. Yves payait une prostituée avec la même ferveur qu’une prostituée tenait à l’être. Et il aurait pu en être ainsi encore longtemps si Kris n’était tombée dans un piège qu’involontairement il avait tendu. Depuis leur rencontre elle s’était défendue de tout sentiment en cherchant à le diminuer coûte que coûte, à le ranger, comme les autres, dans le clan des faibles ou des retors. Malgré ses efforts il lui fut impossible de le mettre K.-O., de le faire pleurer, de le faire mendier, impossible de le réduire à un vice, à une infériorité, à une supplique, impossible de le détester pour sa brutalité, pour sa familiarité, pour sa mesquinerie, impossible de le mépriser pour son arrogance de mâle, impossible de le ridiculiser pour ses criailleries d’enfant, impossible de le mener par le bout de la queue. Kris, jusqu’alors invaincue, avait perdu ce combat-là. Désormais, quand elle subissait tout le jour des mains partout sur elle, tolérait des sexes dans tous ses orifices, elle n’éprouvait plus l’urgent besoin, le soir, de se réapproprier son corps, mais de le précipiter dans les bras de Lehaleur. Ce salaud-là ressemblait à s’y méprendre au compagnon d’une vie.

À force de la voir prendre des libertés inattendues, se targuer d’une légitimité acquise on ne sait comment, ou revendiquer son statut d’initiatrice, Yves se demandait maintenant si cette liaison devait durer. Il avait attendu ce soir-là pour lui en parler, soucieux de comprendre ce qui la chagrinait, pour, peut-être, revenir à leur bonne vieille routine. Il n’eut pas le temps d’aborder la question. Elle le fit pour lui.

Lehaleur, il faut que je te parle.

Elle se sentait fatiguée et vulnérable, perdue comme elle ne l’avait jamais été depuis ses débuts dans la profession.

Je dois mettre de l’ordre dans tout ça. J’y pense depuis des semaines déjàC’est devenu trop dur

Yves regretta de n’avoir pas pris la parole le premier.

Je ne suis pas assez indépendante pour continuer seule

Dans son discours déjà fort décousu, elle se mit à décrire avec précision sa maison de Ville-d’Avray, en bordure de la forêt. Préservée, tranquille.

Mais bien trop grande pour moi depuis que mes parents se sont installés dans le Sud.

La suite devenait intolérable.

Jamais on ne s’est occupé de moi comme tu le fais iciNous pourrions faire une bonne équipe, tous les deuxJe gagne très bien, tu sais… Tu n’aurais plus besoin de travailler autant…

Et soudain, le silence.

Yves afficha le sourire de l’idiot qui refuse de comprendre. Tout ce qu’il venait d’entendre lui rappelait l’échec de sa vie antérieure : il était question de toit, d’argent, de couple, mais ces mots-là réunis dans la bouche de Kris en appelaient un autre.

— J’ai sûrement mal compris. Tu veux que je joue les maquereaux ?

— Qui t’oblige à employer un mot pareil ? J’ai besoin de penser à un homme quand je pars travailler, j’ai besoin de savoir qu’il sera là le soir, qu’il pansera mes plaies, celles qui se voient et les autres.

Quelle faute avait-il commise pour se voir proposer une offre aussi immonde ? C’était n’avoir rien compris à lui que de lui soumettre une image de bonheur aussi corrompue. Yves se sentit affublé de hardes nauséabondes qu’il voulut tout à coup mettre en pièces.

— J’ai une question à te poser, Kris. Y a-t-il une honte à fréquenter des prostituées ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Comment ne pas se confronter aux questions morales quand on paie autant de filles que moi ? Ai-je seulement le droit d’avoir recours à ce commerce ? Pour beaucoup, ça fait de moi un pauvre type. On peut y voir la mainmise ancestrale de l’homme sur le corps des femmes, le besoin séculaire d’en faire une marchandise. À d’autres moments, je ne me sens pas coupable le moins du monde ; celles qui me vendent leur corps — tout du moins celles que j’ai envie de revoir — ne me semblent pas brader une once de leur dignité. Je les traite avec un respect qu’elles me rendent, et je ne les blâme pas pour le choix qu’elles ont fait de tarifer leurs charmes. Mais, quoi qu’il arrive, je n’aurai jamais la conscience tranquille, et les questions morales n’auront jamais de réponses, c’est ainsi depuis que le monde est monde.

— Où veux-tu en venir ?

— Je peux essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un gangster, d’un tueur, d’un mercenaire. Je peux m’intéresser au cas d’un psychopathe, d’un malade mental. Je peux essayer de dépasser mes propres tabous pour tenter d’entrevoir une logique autre que la mienne, même monstrueuse. Mais face à un maquereau, un violeur ou un type qui lève la main sur sa femme, j’ai honte de faire partie de l’engeance masculine. Ceux qui exploitent ou maltraitent le corps des femmes ont renoncé à être des hommes : ce sont des animaux. Ils m’inspirent des sentiments haineux qui pourraient faire de moi le pire des bourreaux. Et toi, tu serais prête à me proposer cet arrangement abject ?