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— …

— Je viens de comprendre pourquoi on appelle les bordels des maisons de tolérance : les putes y tolèrent tout.

— …

— C’est à ma dignité d’homme que tu as porté atteinte ce soir. Et je crains de ne jamais te pardonner.

* * *

— Je me suis permis de poser le courrier que la concierge a glissé sous la porte sur la petite console.

Marie-Jeanne se tut de peur d’en avoir déjà trop dit ou trop fait. Denis la toisait, prêt au combat, priant pour qu’il soit sans merci. Ce soir, il se sentait assez fort pour enfin faire la peau à ce spectre.

— Vous avez déjà habité ici ?

— Pardon ?

— Ne m’obligez pas à me répéter : connaissiez-vous cet appartement avant que je ne prenne la décision funeste de vous y laisser pénétrer ?

— Non, jamais. C’est tout juste si je connaissais votre quartier.

— Vous avez souffert ici dans une autre vie ? Je suis prêt à tout entendre.

— Souffert ? Dans une autre vie ? Qu’est-ce que vous vous êtes encore mis en tête ?

— Répondez !

— Ni dans une autre vie ni dans celle-ci. Quoique, dans celle-ci, vous ne soyez pas toujours commode.

— Vous savez ce qu’est un poltergeist ?

— Non.

— Et un périsprit ?

— Un quoi ?

— C’est le second corps que vient habiter l’âme d’un mort.

— J’ai la sale impression que vous avez ouvert des dictionnaires.

— Elle vous plaît cette enveloppe charnelle ? Vous vous sentez bien, dedans ?

Marie-Jeanne baissa la tête pour se regarder du buste jusqu’aux pieds, passa les mains autour de sa taille, souleva sa chemise de nuit pour inspecter ses mollets que les chaussettes tombées sur les chevilles ne cachaient plus.

— Oui, ça va.

— Vous ne laissez aucune trace nulle part dans cette maison, pas une miette, pas un bout de kleenex, pas un cheveu dans la baignoire, ce n’est pas humain, surtout pour une femme.

— Parfois je vous envie, Denis. Vous vivez dans un monde merveilleux où les détails saugrenus deviennent passionnants.

— Vous vous nourrissez ? Vous vous lavez ? Faites-vous seulement partie de ce monde matériel ?

— Faudrait savoir. D’habitude, vous me reprochez d’être trop présente, trop lourde, vous me reprochez d’avoir un corps.

— En fait, je vais vous dire : vous n’existez pas. Vous êtes une projection de mon esprit malade.

— Une projection ? Mon Dieu ce que j’aurais aimé être une projection de femme ! Une créature fantasmatique, un idéal, avec une pointe de fatalité pour atteindre la perfection… D’autant que votre projection à vous doit être gratinée.

— À moins que vous ne soyez un banal fantôme, comme on en trouve dans les légendes, les rumeurs, les manoirs et les bistrots de campagne. Je préfère de loin la seconde hypothèse, vous correspondez à l’idée que je me fais d’un ectoplasme. Une présence envahissante mais sans aucune réalité, vous êtes une hantise.

Marie-Jeanne se sentit tout à coup démunie devant tant d’élucubrations.

— Hélas, je ne suis pas un pur esprit mais un être de chair qui a besoin de ses deux mille calories par jour et qui bien souvent les dépasse. J’aime les bains de pied très chauds en fin de journée, je rajoute du gros sel dans la bassine sans savoir à quoi ça sert, mais ma mère le faisait et je le fais aussi, sinon le plaisir serait moindre. Je dors dans une chemise de nuit en coton blanc qui a un peu la consistance du lin, je ne peux plus m’en passer depuis le matin où je suis allée chercher mon courrier à peine sortie du lit et qu’un voisin m’a dit : « Elle vous va bien cette petite robe d’été. » J’ai de la cellulite, pas trop pour mon âge, mais j’ai aussi un léger bourrelet sur le ventre qui semble s’être sédimenté, parfois je pense à la liposuccion mais jamais sérieusement. Je fais mes lessives le jeudi afin de pouvoir repasser le vendredi, mais quand le temps est très humide, je fais mes lessives le mercredi pour que ça ait le temps de sécher. J’ai des aigreurs d’estomac depuis toujours, j’ai en permanence une plaquette de Maalox sur moi, et si je bois du champagne j’en prends deux à l’avance. Il paraît que je ronfle quand j’ai bu mais je refuse d’y croire. Autre détail quand j’ai bu : je n’ai pas le courage de me laver les dents, et je m’écroule dans le lit direct. J’ai horreur de me couper les ongles de pied, ça m’oblige à prendre une posture débile, et bien souvent j’attends que mon collant file au gros orteil, ça n’est pas très féminin mais c’est comme ça. Je me souviens d’une randonnée de trois jours où je ne me suis pas lavée, et je garde un bon souvenir de mon odeur âcre. Quand je me fais une teinture au henné, je m’enferme dans la salle de bains avec un sac en plastique sur la tête en attendant que ça prenne. Je m’épile à la cire. J’ai une broche dans le genou gauche. Mon estomac gargouille sur le coup de midi, surtout dans un bus. Je sais faire les rouleaux de printemps comme une vraie petite Vietnamienne. Ça n’a l’air de rien mais ça n’est pas si simple, il faut aligner les germes de soja dans le même sens, puis saupoudrer la menthe ciselée, la carotte râpée, les cheveux d’ange, et disposer les crevettes en S, mais le plus dur c’est de rouler serré tout en rabattant les angles afin que le rouleau reste hermétique. Pour acquérir ce tour de main, il faut une longue pratique du monde réel, des choses de la vie, des réalités physiques qui ici-bas régissent nos petites existences, et non pas vivre dans un monde parallèle tout plein de fées et de revenants.

Un être de chair, avait-elle dit.

Denis en avait douté, en doutait encore, et une irrépressible impulsion l’obligeait maintenant à en avoir le cœur net.

Marie-Jeanne se tenait assise sur le bras du canapé, les mains jointes entre ses jambes, attendant la suite dans une attitude de défiance.

Il se demanda si en passer par là était le seul moyen.

Elle ne l’aiderait pas : à lui de trouver les preuves dont sa foi avait besoin.

Mais cette preuve-là n’allait-elle pas lui coûter plus cher que ne lui coûtaient ses doutes ? Avait-il assez de cran pour courir le risque de voir en Marie-Jeanne Pereyres ni un rêve, ni une essence, ni un spectre, mais une femme tout simplement, ici et maintenant ?

Elle ne l’aiderait pas. Peut-être voyait-il toujours en elle un corps étranger.

Denis avait oublié ce silence-là.

Elle lui sourit comme à un ami. Denis l’émouvait comme l’émouvaient tous les hommes prisonniers d’eux-mêmes.

Il tendit la main vers elle.

Chapitre 8

La suite Anatra de l’hôtel Watu, sur la presqu’île de Nusa Dua, Indonésie, offrait un panorama de 360° sur l’océan. Il s’agissait d’une villa isolée des autres, située au sommet d’une colline, bâtie de petits murs ocre et de cloisons de verre qui irriguaient de lumière deux cent quatre-vingt-dix mètres carrés d’un seul tenant. La piscine à débordement rasait la façade sud et se prolongeait par une enclave conçue pour rafraîchir la chambre à coucher, où un immense lit, à même le sol, affleurait au niveau de l’eau. De rares meubles d’un bois noir créaient l’illusion de pièces indépendantes, un salon, un bureau, ou une salle à manger à ciel ouvert. De longues plantes exotiques donnaient du relief aux volumes, à la pièce d’eau intérieure, à la terrasse. Façade nord, par-delà le jardin floral, une architecture cubique de lamelles de bois ajourées ne semblait avoir aucune fonction particulière, on pouvait y voir une aire de jeu pour enfants, un auvent érodé par le soleil et les pluies, ou même une sculpture contemporaine purement décorative. Un étroit sentier de planches en tek descendait en pente douce jusqu’au bâtiment principal de l’hôtel et son habituel va-et-vient de touristes et de domestiques. De là, on accédait à la plage de sable blanc recouverte de transats, de parasols, de cabines, de comptoirs. L’onde semblait douce et mourait aux pieds du baigneur mais, au loin, un ressac violent et continu s’écrasait contre le récif de corail. La température en ce mois de juin, tolérable pour un Occidental, atteignait les 30° pour un taux d’humidité de 77 %, et variait peu jusqu’au coucher du soleil, sur le coup de dix-sept heures.