Qu’un Dieu existât ou non, un être supérieur avait le pouvoir de réunir toutes les femmes en une seule, de lui donner les contours parfaits d’une créature en qui Denis s’emboîtait comme la pièce manquante.
Seuls les impies ont besoin de preuves. La sienne palpitait dans son lit. Denis désormais ne doutait plus d’elle, qu’un Dieu existât ou non.
À la tombée de la nuit, Mia se fit raccompagner à l’hôtel, puis rejoignit sa villa où Philippe l’attendait, agacé par l’ennui, prêt à défourailler un arsenal de griefs. Il se força alors à lui demander comment s’était déroulée sa journée de travail, redoutant déjà qu’elle ne prononce un certain mot.
— On était dans une espèce de crique artificielle, à la pointe ouest. Ce matin j’avais un paréo et un chapeau de paille. Cet après-midi, j’avais un maillot Érès une pièce, couleur chair. Le deuxième shooting a duré 3 h 40.
Philippe admettait tous les néologismes et les formules idiomatiques aptes à enrichir la langue. Mais ce shooting comprenait trop de détestables connotations et résumait à lui seul la dérisoire urgence à représenter un monde sans la moindre réalité matérielle. Il y percevait l’agressivité des annonceurs, la frénésie des stylistes, le mitraillage du photographe et sa volonté inconsciente de tirer sur une cible vivante.
Si Philippe s’ingéniait à critiquer les clichés véhiculés par la mode, il n’épargnait aucun autre aspect de l’art photographique qui, selon lui, n’avait plus lieu d’être. Après un siècle de profusion d’images, journalistiques et publicitaires, excitantes ou subversives, accusatrices ou décoratives, mensongères ou criantes de vérité, toutes d’un esthétisme parfait, plus aucune n’avait le pouvoir de charmer, d’informer, de choquer ou même de faire rêver l’homme de la rue — qui parvenait fort bien à constituer sa propre iconographie avec un appareil à trois sous. La photo dite professionnelle n’avait aujourd’hui pour seules vocations que d’emballer une marchandise ou de voler l’intimité d’autrui. Dans les deux cas Mia était concernée, tantôt prestataire, tantôt victime, et Philippe se chargeait de le lui rappeler, histoire de réduire ses valeurs à bien peu.
— Renseigne-moi : le terme shooting désigne-t-il autre chose qu’une prise de vue ? Ou une simple séance de photo ? Si c’est le cas, pourquoi utilises-tu shooting quand tu veux simplement dire prise de vue ?
— Pas plus tard qu’il y a deux jours, tu m’expliquais que le terme Dasein désignait un concept philosophique dont l’équivalent français serait l’être-au-monde.
— … ?
— Alors pourquoi utilises-tu le mot Dasein quand tu veux simplement dire l’être-au-monde ?
À la longue, Philippe ne s’indignait plus de ce genre de raccourcis. Lui, si agile de la parole, si prompt à développer, avait renoncé aux joutes verbales avec Mia pour s’en tenir à l’hypocrisie de ceux qui ont tant querellé, épuisés par l’argumentaire de l’autre, et lassés de fourguer le leur. Pire encore, l’homme dont la vocation était de formuler le monde avait poussé l’art du non-dit au rang de dialectique appliquée. Il se retenait donc de répondre : Je pourrais t’expliquer mais j’aurais peur que tu te grilles de précieux neurones, et préférait conclure par :
— Demain j’essaierai d’imaginer la fusion du Dasein et du Shooting, ça m’occupera.
Mia ressentait la même usure et s’en protégeait de la même manière. Habituée à envoyer paître le premier venu, elle produisait un effort inouï pour taire à Philippe ce qu’elle brûlait de lui renvoyer au visage.
— (Pourquoi m’agresses-tu dès que je rentre, après avoir bossé dix heures sous le cagnard ?) Et toi, ta journée ?
— Comme hier, rien de particulier.
— Pourquoi n’irais-tu pas faire un tour dans l’île ? Tu trouverais peut-être des locaux avec qui communiquer ? (Et tu pourrais t’extasier sur leur richesse culturelle, leurs rites ancestraux préservés de cette décadence occidentale dont je suis selon toi une icône vivante.)
— Je crains ma chérie que les locaux, comme tu dis, ne soient tous trilingues et très au fait des taux de change. (Ce qui cadrerait mieux avec ta vision du monde : un terrain de jeu peuplé d’individus de toutes races nés pour te servir.)
— Essaie au moins de ne pas rentrer à Paris aussi blanc qu’à ton arrivée. Moi j’ai complètement cramé mon capital solaire, mais toi tu devrais en profiter.
— (Ce capital solaire rime avec « connerie de publicitaire ».) Je suis heureux d’apprendre que je suis à la tête d’un capital, chérie.
Après les amabilités d’usage, ils s’habillèrent pour dîner dans le restaurant de l’hôtel où ils firent une entrée remarquée. Mia signa un autographe, répondit aux saluts, goûtant par-dessus tout l’agacement de son compagnon à chaque nouvel hommage. S’ensuivit un appel de son agence, qui profitait de ce créneau horaire, entre travail et sommeil, pour tenir à jour les dossiers en cours. Philippe n’en perdit pas un mot, stupéfait par sa fermeté dès qu’elle parlait d’argent.
— Quel festival ? Connais pas. À moins de 150000 €, je ne bouge pas un cil.
Comment pouvait-elle être si aguerrie, et pour de pareilles sommes, elle qui ne savait pas à quoi ressemblait un billet de banque, elle qui ne réglait aucune note, aucune facture, aucune addition, et qui laissait son assistante se charger des pourboires ? Mia parcourait le monde sans un sou en poche et se contentait de désigner ce dont elle avait besoin pour qu’on le lui serve sur-le-champ. Ses gains faramineux s’entassaient sans jamais que la colonne débit ne connaisse la moindre variation. Comment une jeune femme estimait-elle si précisément la valeur de ses apparitions sans connaître celle de l’argent ? Philippe, plume acérée et reconnue, se débattait sans cesse avec l’épineuse question des honoraires et des droits d’auteur, et acceptait le tarif de base sans oser négocier. Le plus souvent, on attendait qu’il réclame pour le régler, et parfois on s’étonnait qu’il le fasse.
— Si c’est cocktail ET dîner, c’est 25000 de plus, non négociable.
Sur le chemin du retour, il se livra à un cruel calcul : afin de gagner l’équivalent de ce qu’on payait sa fiancée pour montrer son joli minois lors d’une quelconque cérémonie d’ouverture, Philippe aurait dû écrire cinq cents pages d’une Métaphysique de l’impensé qui lui auraient pris plusieurs années de sa vie.
À peine rentrée, Mia se plongea avec délice dans le New Yorker arrivé le matin même. Philippe s’étonna de son soudain intérêt pour un journal dont il connaissait la rigueur intellectuelle, et non pour un de ces torchons où elle risquait de tomber sur un article infamant qui aurait appelé un procès immédiat. Peut-être était-il un peu trop sévère à toujours vouloir la ranger dans le tiroir du bas sans lui laisser une chance de le surprendre. Peut-être avait-elle remis en question des choix qu’elle-même jugeait frivoles. Depuis cette fameuse photo sur la terrasse du Crillon où elle paraissait à son bras, l’image de Mia auprès des médias et de son entourage avait changé. Pas une interview, pas une conversation mondaine où il n’était question de sa liaison avec un penseur-écrivain-philosophe. Désormais on l’interrogeait plus souvent sur ses lectures que sur ses mensurations, on l’invitait à des événements culturels, on lui proposait de défiler pour des couturiers qualifiés de postmodernes. Comble de la reconnaissance, elle avait suscité la jalousie de certaines de ses consœurs flanquées de l’éternel sportif ou rock star. À la voir à ce point concentrée sur une page de journal sans la moindre illustration, tout portait à croire que son nouveau statut de belle fille qui en a aussi dans la tête était le signe d’une prise de conscience véritable et non d’une opération de marketing parfaitement réussie.