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— À ton avis, Philippe, si l’homme était un handicap, quel serait-il ? La surdité, la cécité, ou le mutisme ?

— … ?

— J’hésite entre surdité et mutisme.

— Tu lis quoi au juste ?

— Le New Yorker. Mon abonnement me suit partout où je vais. Je ne comprends rien aux articles mais il y a le test de Matthew Sharp.

— Le quoi ?

— Ce mec est un génie. Il conçoit des tests à l’aveugle. Tu ne sais jamais pour quoi tu es testé, ce qui t’empêche d’orienter tes réponses.

— … ?

— Spontanément vous associez « falaise » à : a) vertige, b) rappel, c) meurtre ? Tu es obligé d’attendre la semaine suivante pour connaître les résultats du test et ce pour quoi tu étais testé. Ça peut être « Êtes-vous un nouveau réactionnaire ? » ou même « Client ou prostitué ? ».

— … ?

— Ne me dis pas que Philippe Saint-Jean n’a jamais entendu parler des tests de Matthew Sharp !

— Si.

— Alors essaie : si l’homme était un handicap ?

— Comment réagir à une si terrible question ? (Tu m’as fait peur, chérie, un instant j’ai cru que tu t’intéressais à autre chose qu’à un régime à base d’agrumes.)

— Tu ne veux pas répondre parce que : a) tu es un homme, b) tu trouves la question dérisoire, c) tu n’en as aucune idée.

— La question en soi oblige celui qui y répond à patauger dans les généralités. Ajouté à cela que je ne crois pas aux caractères spécifiques d’un sexe ou d’un autre, on y trouve un fatras de clichés qui servent à alimenter la misogynie ordinaire et à entretenir la grogne des couples. Mais s’il fallait jouer le jeu, je dirais que l’homme est avant tout taxé de mutisme, parce que l’homme ne sait pas, ou ne veut pas exprimer ses sentiments. Soit par refoulement, soit par peur de paraître moins viril. Mais il est aussi de notoriété publique que les hommes sont sourds aux doléances des femmes. Soit parce qu’ils sont trop préoccupés d’eux-mêmes, soit pour se dérober à leurs responsabilités. On rejoint alors un autre lieu commun : Dieu que les hommes sont lâches. Mais n’oublions pas pour autant la cécité. Les hommes ne voient rien, c’est bien connu. Une femme, elle, va repérer immédiatement la trace d’une autre femme sur son mari. Un homme jamais. Une femme sait au premier regard si untel est amoureux ou dépressif, si unetelle est enceinte ou jalouse, un homme non. « Tu ne vois jamais rien… » lui rappelle-t-on souvent. En résumé, si l’homme était un handicap, il serait les trois à la fois. Heureusement, les femmes sont là pour créer un équilibre. La femme est à l’écoute de l’autre, parfois jusqu’à la complaisance. La femme observe, parfois jusqu’à l’indiscrétion. La femme formule, parfois jusqu’à la jacasserie. Est-ce que tu as ton compte d’idées reçues ou tu en veux d’autres ?

* * *

Déçu par la trahison de Maud, Yves Lehaleur s’en voulait d’avoir cru à leur intimité, comme il lui en voulait de lui avoir fait douter des autres filles. Mais sans doute était-il naïf d’imaginer que la confiance était comprise dans le prix de la passe, ou même vaniteux de prétendre avoir tissé un lien privilégié avec chacune d’elles. Tourmenté par une nuit d’insomnie comme il n’en subissait plus depuis sa rupture avec Pauline, il tenta une dernière fois de se rendormir à 5 h 05. Quand la sonnette de la porte retentit.

À travers le judas, il eut un mouvement de recul en découvrant une vision de cauchemar. Dans la pénombre du palier, il devina un masque de peau tuméfiée, des cheveux hirsutes, des yeux rougis, un corps agité de tremblements.

— … Agnieszka ?

Pour toute réponse, elle se précipita dans ses bras, laissa éclater ses pleurs. Il la soutint jusqu’au canapé où elle s’écroula, la main sur les reins pour atténuer une douleur. Le bas déchiré de sa jambe droite laissait apparaître des contusions bleuies, la ceinture de sa jupe avait été arrachée, et sur son gilet de cachemire tombaient des gouttes de sang qui lui perlaient du nez.

— … J’appelle une ambulance.

— Co ?

— Hospital…

— No ! No hospital ! No doctor ! Przyżeknij mi, że nie sprowadzisz lekarza ! Oni robią zeznania na policji !

— Tu ne peux pas rester comme ça.

— Boli mnie ! Masz jakieś środki przeciwbólowe ? Pain killers ?

— Des antidouleurs ?

— Byle co, co tam masz… daj nawet wódkę jak nie masz nic innego…

Yves crut percevoir le mot vodka sans en être sûr, puis trouva dans sa boîte à pharmacie une poignée de gélules qu’elle avala en bloc. Du bout des doigts, il effleura ses plaies au visage, dans le dos, sur les cuisses. D’autres allaient sans doute apparaître.

— Il faut passer des radios.

— Próbował mnie zgwałcić i jako, że nie dawał rady, to pobił mnie po twarzy.

Yves saisit son téléphone et composa le numéro d’un médecin de garde mais Agnieszka trouva la force de lui ôter l’appareil des mains : Nie lekarza, mówię ci, nikogo ! Będzie dobrze, odpocznę trochę a jutro zmywam się. Sachant qu’il n’aurait pas gain de cause, Yves tenta d’administrer lui-même les premiers soins, et ce fut lui qui, avant de s’improviser infirmier, eut besoin d’une grande rasade de vodka. Tout en passant du désinfectant sur ses plaies, il l’écouta raconter à mi-voix son agression comme pour en débarrasser sa mémoire. Facet o dobrych manierach, starannie ubrany… Wyjął z walizeczki jakieś przybory… Faute de comprendre, Yves dut se représenter une scène tout droit sortie d’un tiroir secret de son inconscient, où traînait quelque perversité qui tenait essentiellement d’une fantasmatique collective. Il imagina un monstre de sadisme se vengeant de ses échecs sur la belle pute blonde. Asservir un corps par l’argent ne lui avait pas suffi, il lui avait fallu le faire plier à coups de pied. Nie przyjełam pieniędzy na robienie jego świństw… L’insulter, la maltraiter ne l’avait pas calmé, il avait voulu épaissir à coups de poing la finesse de ses traits, abolir à jamais son sourire, casser sa silhouette de rêve, inscrire la peur en elle. Ugryzłam go w rękę aż do krwi. Il avait voulu se venger de toutes les femmes à la fois depuis la toute première.

D’un regard, elle mendia une place dans son lit. Yves l’enlaça et la veilla, une main sur son front, jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Le visage meurtri d’Agnieszka, c’était le vrai visage de la prostitution, celui qu’il préférait ne pas regarder en face chaque fois qu’il recevait une femme qui se vend : du fard sur des plaies. Il avait vainement tenté de fermer sa porte à ce sordide-là, mais il restait tapi dans l’ombre, bien décidé à s’introduire, comme cette nuit. Dès le lever du jour, Agnieszka se relèverait de cette épreuve, prête à reprendre du service comme un bon petit soldat. Yves s’étonna à nouveau de la capacité d’endurance de ces filles, de leur aptitude à surmonter le réel le plus barbare.

D’ici là, il ne tenait plus dans ses bras la troublante Agnieszka mais une petite fille abusée et perdue, et sans doute cette image-là l’empêcherait désormais de la revoir.