Avant elle, Denis avait-il jamais aimé ?
Le simple fait d’avoir à puiser dans ses souvenirs lui donnait une réponse.
Tout gosse, il avait découvert un curieux sentiment à l’approche d’une petite chose à couettes que la veille encore il martyrisait. L’ennemi de toujours avait triomphé, et avait fait du vaincu son chevalier servant. C’était ça, l’amour.
Non, ça n’était pas ça, puisque l’amour, c’était Béatrice Rosati, 4e B. Ce sera elle et pas une autre. La preuve ? On lui tient la main en public, on veut que le monde sache. Le weekend durant, la vie les sépare. Le dimanche après-midi est une torture, le lundi matin une délivrance. C’était ça, l’amour.
En fait, il allait tomber amoureux pour de bon dans le lit de cette belle inconnue au prénom oublié, dans le camping de Royan, l’été du bac français. Le biblique et le fusionnel en une seule nuit, c’était ça l’amour.
Et puis non, l’amour allait arriver quelques années plus tard en s’installant avec Véro. Ikea, compte commun, mariage évoqué. Partage et avenir, c’était ça l’amour.
Trois ans plus tard, à nouveau libre, Denis avait décidé de préférer les femmes à l’amour. Si celui-ci existait bel et bien, s’il était aussi puissant qu’on le prétendait, à lui de s’imposer.
À quarante ans passés, il s’imposait enfin, si violemment et si tardivement que Denis sombrait maintenant dans les excès de l’homme pris de passion. Décréter le sublime en tout, se pâmer pour des riens, célébrer l’autre sans relâche. Et, malgré la volonté de Marie-Jeanne de se ranger parmi les prosaïques humains, ne voir en elle que la fée, l’ange, la déesse. Quand parfois il avait assez de recul pour admettre la part de divin dans toute histoire d’amour, la sienne restait exceptionnelle et il en avait la preuve : une inconnue avait frappé à sa porte pour le sauver de sa disgrâce. Qui pouvait en dire autant ?
— Denis, j’ai quelque chose à vous dire.
— Vous pouvez tout me dire.
— Je vais partir bientôt.
L’orage grondait depuis plusieurs jours et ce soir Philippe ne l’empêcherait pas d’éclater. En matière de scène de ménage, il admettait avoir tout à apprendre, son ancienne compagne l’ayant sur ce point toujours épargné. Juliette avait le don de ne pas tomber dans les pièges de l’humeur, de ne pas remettre en question l’essentiel à cause d’un faux pas ou d’une parole malheureuse, elle ne cherchait pas à exister à tout prix et en toute situation. Elle admettait être faillible et préférait apprendre quelque chose plutôt que de se contenter d’avoir raison. Philippe traduisait tant de vertus en un seul mot : Juliette était adulte. Pour lui il s’agissait de l’hommage suprême, il connaissait si peu de vrais adultes, même parmi ses éminents confrères. La jeune Mia avait de jolies qualités de cœur mais combien de moulins à combattre ? Combien de révolutions à accomplir ? Philippe n’attendrait pas.
— Dis-moi la vérité. Est-ce que tu penses que je suis : a) superficielle, b) enfant gâtée, c) complètement conne ?
— Rien de tout ça. Disons que pour toi Dieu est glamour, et c’est ta seule religion.
— Tu vois en moi une fashion victim parce que tu penses m’apporter plus que ces types qui m’approchent pour ma seule beauté. Et je ne m’en rendrais pas compte parce que seule ma beauté me préoccupe ?
— Là, tu fais ce qu’on appelle de la rationalisation secondaire.
— (Tu adores jouer les profs.) C’est quoi ?
— C’est quand on reformule un événement, ou un état de fait, pour le rendre acceptable à ses propres yeux ou à ceux d’autrui. (Tu es le monsieur Jourdain de la rationalisation secondaire, tu en fais à longueur de temps sans le savoir.)
— En résumé : je suis une coquille vide, et ça m’interdit de dire ce que je pense.
— Tu as tout à fait le droit de dire ce que tu penses mais, de temps en temps, réfléchis un peu avant de penser.
À ce jeu-là, Mia ne pouvait que perdre. Il lui fallait maintenant faire mal, frapper fort, fût-ce un coup bas.
— Prétendre que je ne suis préoccupée que par le paraître, c’est un peu le comble de la part de monsieur Philippe Grosjean.
Un instant, il joua l’étonnement. Mais le joua mal.
— C’est bien comme ça que tu t’appelles, non ?
— …
— Ne te fatigue pas, je l’ai su au passage en douane quand tu m’as demandé de prendre ton passeport au fond du sac. Philippe Grosjean dit Philippe Saint-Jean, en toutes lettres.
— …
— Grosjean, ça ne faisait pas assez philosophe ? Grosjean fait moins vendre que Saint-Jean ? Ça fait moins fantasmer les petites étudiantes en sociologie qui font des thèses sur ton travail ?
Depuis ce jour où l’état civil lui avait permis de changer de nom, son secret avait tenu dix-sept ans. Grosjean dit Saint-Jean. Ses parents lui avaient donné leur absolution malgré une pointe d’amertume. Mais comment prendre au sérieux une thèse sur la mémoire collective signée Philippe Grosjean ? Depuis, il vivait meurtri par le remords d’avoir renié son propre nom, de s’être débarrassé d’une connotation « province » et de s’être donné un faux air d’aristocrate, comme honteux de sa basse extraction. Que n’aurait-il fait aujourd’hui pour réparer cette erreur de jeunesse ?
Incapable de se justifier, il quitta la chambre sans un regard vers Mia et se réfugia sous ce mystérieux auvent dont il venait peut-être de trouver l’usage : un espace destiné à ce qu’on lui foute la paix.
En général, Philippe savait refouler les réminiscences de ses vies antérieures, mais ce soir, provoqué par une écervelée qui lui reprochait de s’être trahi lui-même, lui revinrent en mémoire les questionnements du petit Grosjean qu’il avait été dans une école communale de banlieue. Rien alors ne le distinguait d’un autre, sinon la sourde intuition que toute sa vie durant il lui serait aussi pénible d’obéir aux ordres que d’en donner. Et que déjà ses constructions spirituelles créaient un bien meilleur refuge qu’une cabane dans les arbres.
Au commencement était madame Lagirarde. Cette brave madame Lagirarde qui imposait des analyses trop calées pour des CE2. Elle n’aimait rien tant que poser des questions auxquelles des enfants de huit ans étaient bien incapables de répondre, comme pour se consoler d’en avoir quarante. L’un d’entre vous pourrait-il me dire pourquoi l’enfant du poème écoute la pluie du fond d’une cave ? Les réponses fusent, toutes plus anodines les unes que les autres. Le petit Grosjean cogite comme un diable : pluie + cave =… ? Il y a sûrement une explication qui justifie un poème entier, sinon à quoi bon tant de langueur, de froid, d’angoisse. Pluie + cave = guerre ! Le regard stupéfait et presque vexé de madame Lagirarde vaut bien plus qu’une bonne note.
Dans ces années-là, on jouait encore aux cow-boys et aux indiens dans la cour de récré. Mais le petit Grosjean ne se donne pas le choix : il sera indien, quitte à mourir sous les balles d’un visage pâle.
Et puis, il y avait eu la poitrine naissante de Nathalie Brisefert. Aperçue par hasard en poussant la mauvaise porte pendant une visite médicale. Grande avait été la tentation de s’en vanter auprès des copains mais, après une nuit de réflexion, le petit Grosjean avait préféré se lier par le secret à Nathalie. Ce qu’on dit appartient aux autres. Ce qu’on tait est un bien éternel.
Et comment oublier la honte de ne pas savoir monter à la corde raide ? Suspendu à mi-parcours, pétrifié, les bras vidés, la vessie gonflée. Il n’en fallait pas plus pour se faire exclure du gang des battants et se voir rangé dans le clan des faibles. Dès lors, comment ne pas penser qu’un jour on atteindra des sommets, pour laisser à ras du sol ceux qui se croyaient si forts.