Encore plus marginal que le petit Grosjean : Michel Guilain, dit le Fou. Sa leucémie l’oblige à des absences répétées. Il faut un volontaire pour lui porter les devoirs. J’en désigne un au hasard ? Un plus grand malheur que la maladie a frappé le Fou : il n’a pas la télé ! Le Fou s’en fiche : il possède les seize volumes de l’encyclopédie Tout l’Univers. Le petit Grosjean en perd tous ses repères : le Fou est-il vraiment fou ?
Et puis, il y a eu le fameux jour de la syncope de madame Dourçat, CM2. On voit sa culotte. La classe n’est pas mixte, aucun garçon ne veut chercher les secours pour prolonger le spectacle. Le petit Grosjean rabat la jupe sur les cuisses et alerte une femme de service. J’ai frôlé les collants de madame Dourçat et je lui ai sauvé la vie. Je suis un homme.
Le mercredi soir, monsieur et madame Grosjean regardent La Piste aux Étoiles à la télé. Le petit Philippe déteste le cirque : les clowns cherchent à forcer son rire, les trapézistes qui montent si bien à la corde l’indiffèrent, et le spectacle des éléphants en jupettes l’indigne. Il en profite pour lire le journal, auquel il ne comprend pas grand-chose, sinon qu’il lui tarde de grandir.
Et un beau matin, la révélation : tout le monde meurt un jour. Enfin une explication logique au fait que l’homme a créé Dieu à son image.
Pris de nostalgie, Philippe se demanda s’il était devenu Saint-Jean grâce à une seule de ces minuscules révélations, ou si, quoi qu’il arrive, il aurait suivi son inclination naturelle à démonter la mécanique de l’esprit pour la remonter au gré de ses humeurs.
Pour effacer la minable trahison de Maud, pour oublier la détresse d’Agnieszka, Yves rechercha l’ardeur de Céline. Elle manifesta au téléphone la même impatience que son client, ce qu’il prit comme la promesse d’une nuit sans fin. Tout le jour durant, Yves inventoria les petits bonheurs du corps de Céline, de sa fantaisie, de sa fureur aussi, la plus intense qu’il ait jamais connue. Il anticipait déjà les jeux auxquels ils joueraient, innocemment pervers mais d’une rudesse bien réelle. Si avec Maud il assouvissait son fantasme de classe, avec Céline il en vivait un autre où s’imposait son désir de domination. De femelle en rut, Céline endossait le rôle de la dévergondée qui a besoin d’être corrigée, puis elle virait au scénario ancillaire en se révélant soubrette coquine et très attentive aux lubies de son patron. Ce soir, il serait le satyre et elle la captive.
En lui ouvrant sa porte, Yves perçut dans son regard une ombre de gravité qu’il ne lui connaissait pas. Habillée d’une jupe triste et d’un blouson râpé, elle s’assit sur le bras d’un fauteuil et refusa le verre qu’Yves lui proposait.
— J’ai un retard.
— … ?
— De règles.
— J’avais compris, mais en quoi ça me regarde ?
— …
— Nous n’avons eu que des rapports protégés.
— Sauf un.
— … ?
— C’était le 1er mai. Rappelle-toi, tu avais dit : Tu bosses pendant la fête du travail ?
— Aucun souvenir.
— Tu devrais, pourtant, c’était le soir des pussy shots.
Comment oublier cette beuverie ? Avec le verre adéquat et quelques contorsions, il avait mis au point une façon très particulière de siffler des vodkas entre les cuisses de Céline.
— Tu étais tellement soûl que tu as mis cette capote n’importe comment, elle m’a glissé entre les jambes au réveil.
Vidé tout à coup de ses forces, Yves tenta de se raccrocher à quelques images floues — lui, à genoux devant le sexe ouvert de Céline qui ruisselle d’alcool, puis eux deux se cognant dans les meubles pour parvenir jusqu’au lit, et puis, plus rien, le noir complet.
— C’est jamais qu’un retard, dit-elle en le voyant si abattu.
— Tu as fait un test ?
— J’attendais de t’en parler avant d’aller dans une pharmacie.
— Ce n’est pas de ce test-là que je parle.
Bien plus rapide que tout autre sentiment, toute logique, toute prudence : la peur. Les abîmes qu’elle jette sous les pas de l’homme épouvanté. Tout à coup, Céline n’était plus cette sulfureuse partenaire qui lui fouettait les sens. Elle n’avait pas même eu le temps de redevenir une femme comme une autre qui attend peut-être un heureux événement. Elle n’était plus rien qu’une pute sur qui étaient passés tant d’hommes après avoir fourré leur queue n’importe où. La maîtresse empoisonnée. Le haut risque en personne. Mais à quoi bon chercher une coupable quand depuis des mois il avait joué avec le feu que ces femmes allumaient en lui. À combien de centaines de morts avait-il échappé ? La sanction ne devait-elle pas tomber une nuit ou une autre, presque annoncée, inéluctable ? Yves quitta brusquement le temps présent pour celui des cauchemars. Son salon : un mouroir. La voix de Céline : un râle aigre. Son verre de whisky : un goût de fiel. Avant que le sol ne s’effondre, il tenta en vain de se raccrocher à quelque espoir scientifique. Tu n’es peut-être pas contaminé. On n’en meurt plus. Combien de semaines depuis le 1er mai ?
Comme la vie était lumineuse deux minutes plus tôt.
— Je ne t’ai pas refilé de maladie, si c’est ce que tu crains. Je fais des contrôles réguliers, le dernier date d’il y a dix jours et nous ne nous sommes pas vus depuis.
Il ne put s’empêcher de sourire bêtement, rassuré par la soudaine indignation de Céline. Le soulagement qu’il éprouva lui fit relativiser ses petits malheurs ordinaires. Comment pouvait-il oublier si souvent qu’il était heureux, privilégié, et encore jeune. L’avenir pouvait recommencer.
— Je sais que c’est absurde mais je ne veux pas être seule quand je vais lire le résultat du test de grossesse.
De quoi parlait-elle, déjà ? Ah oui, de la vie. Yves venait de voir la mort en face et on lui parlait d’une hypothétique vie à venir. Et sur un ton si dérisoire, si solennel ! Tant de théâtralité contenue dans ce pathétique : J’ai un retard. Yves se retint de lui répondre : Ce sont les risques du métier, et se contenta de :
— Tu ne prends pas la pilule ?
— 100 % de mes rapports se font avec préservatif. Le risque était infime.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— D’abord ce test, et puis…
— Et puis quoi ?
— Et puis je verrai.
— Tu verras quoi, bordel, sois claire.
— C’est peut-être l’occasion que j’attends depuis longtemps.
— Tu es en train de dire que tu n’irais pas forcément avorter ?
— Ce gosse est peut-être une réponse.
— Une réponse à quoi, nom de Dieu !
Yves eut droit à une tirade aux enchaînements alambiqués et contradictoires. Sans jamais évoquer le désir d’enfant, Céline se demandait si elle n’allait pas saisir cette occasion de cesser de faire la pute, de changer de vie. La perspective de mettre au monde et d’élever un petit être n’entrait pas en ligne de compte, seule sa propre révolution importait, ses nouveaux projets. Avant l’accouchement, elle avait le temps de franchir ce pas qu’elle redoutait hier encore, créer son atelier de céramique avec une associée, retrouver d’anciens contacts, manier la terre à nouveau, inventer de nouvelles formes, proposer sa gamme, sa ligne. À la fin de son laïus exalté, il n’était plus question de test ou de grossesse à assumer, mais d’un design à imposer au monde. Yves comprit combien ce retard était un prétexte, combien Céline souffrait de s’être trompée à ce point de carrière — quelle idée aussi de vendre son corps quand on veut fabriquer des tasses à thé — mais était-ce une raison pour l’embarquer, lui, tout juste rescapé d’une mort certaine, dans un destin qui n’était pas le sien ?