— Dis-moi seulement jusqu’où tu veux m’impliquer au cas où tu persisterais à vouloir le garder.
— Si j’avais été enceinte des œuvres d’un autre, je m’en serais sans doute débarrassée. Toi, tu es le seul de mes clients que je respecte, parce que tu es le seul qui m’écoute et m’encourage. Ce n’est pas un hasard si l’on s’entend si bien au lit. Je veux pouvoir dire à mon gosse que son père est un type bien. Je ne te demande pas de le reconnaître ou de t’en occuper. Je veux que tu saches que si cet enfant existe, chaque fois qu’il prononcera le mot « papa », c’est de toi qu’il sera question. Si cet enfant existe tu sauras que quelqu’un quelque part porte tes gènes. Qu’il te réclame sans doute. Qu’il t’attend.
— Qu’est-ce que vous entendez par partir ?
— Débarrasser le plancher. N’était-ce pas ce que vous souhaitiez le plus au monde ?
— Pourquoi partir maintenant que…
Denis hésita, de peur de se livrer tout entier en une seule phrase. D’ouvrir trop grand, trop vite, une porte encore entrebâillée. Mais à vouloir éviter à tout prix la déclaration, il céda à leur ironie rodée par plusieurs semaines de querelleuse proximité.
— Maintenant que vous avez quitté le canapé pour mon lit.
— J’ai d’autres ambitions dans la vie, Denis Benitez.
— Qu’est-ce qui vous empêche d’être ambitieuse à mes côtés ? Je suis serveur ! Pas le genre de gars qui a peur que sa femme lui fasse de l’ombre.
— Vous auriez le cœur de me priver de toutes ces aventures qui m’attendent de par le monde ?
— Et la vie à deux, c’est pas une aventure ?
À son tour elle hésita, lui renvoya le regard de celle qui préfère taire une longue confession, douloureuse à coup sûr mais riche en sagesse et en enseignements. Pour ne pas rester sur un instant de gêne, elle embrassa la joue de Denis avec une infinie tendresse. À cet instant-là, il comprit que Marie-Jeanne Pereyres allait quitter sa vie comme elle y était entrée, sans un mot d’explication, et quand elle l’aurait décidé.
Au cœur de la nuit, Mia se réveilla d’un trop court sommeil. Elle chercha Philippe dans le lit, puis dans le reste de la villa, et finit par le débusquer sous cet auvent qu’il ne quittait plus. La veille, il avait décrété que cet espace sans justification réelle serait pour lui une sorte de cabinet de réflexion, un moyen de s’extraire du bloc spatio-temporel pour retrouver enfin son intimité mentale. Il s’y était installé avec son calepin, son broc d’eau, et s’était réinventé en Diogène moderne. De ce périmètre, Mia était exclue. Philippe aimait lui signifier que toute l’île pouvait bien lui appartenir, ces quatre mètres carrés-là lui resteraient inaccessibles.
Elle le trouva endormi, le réveilla d’un baiser, le ramena vers le lit, soucieuse d’effacer leurs rancœurs, d’accorder une dernière chance à leur idylle moribonde. La méthode avait fait ses preuves. Mais leur besoin de s’étreindre pour effacer leur amertume s’estompa vite au profit d’une triste routine. Philippe s’attardait sur des préliminaires qui lui donnaient le temps des retrouvailles mais qui mettaient Mia mal à l’aise par leur tendresse excessive. Elle savait alors se cambrer dans une obscène posture qui interdisait à Philippe de lui résister, et qui offrait au regard toute son intimité en une seule courbe. À son tour, il brandissait son sexe vers le visage de Mia qui le happait pour le raidir plus encore. Puis il la pénétrait, allait et venait en elle, régulier, sans modulation, privant Mia de divins ralentissements et de fermes accélérations. Elle finissait par bousculer le rythme en opérant une volte-face qui laissait à Philippe moins d’amplitude. Elle le chevauchait avec une fougue qu’il ne partageait pas mais qui avait pour seul avantage de freiner son excitation. À ce moment précis lui revenait en mémoire la façon dont Juliette, dans cette même position, ramenait ses genoux contre sa poitrine, formant un bloc de chair qui reposait entièrement sur le sexe dressé de son amant — Philippe en éprouvait l’irrésistible sensation d’être le pivot d’un autre corps. Mia préférait s’exprimer par la parole mais, étrangement, en anglais, ce qui donnait à Philippe la pénible impression d’être remplacé à son tour par un partenaire imaginaire — un bassiste irlandais, un acteur américain ou pire. Tôt ou tard il éjaculait et, comme chaque fois, le mot « réducteur » lui traversait l’esprit comme un réflexe pavlovien. Et ce depuis ce fameux soir où Mia, s’étonnant que Philippe ait éjaculé en elle, et non sur elle, lui avait dit :
— Ronnie, mon ex, se retirait toujours avant et m’aspergeait le ventre.
— … ?
— Il disait qu’éjaculer dans la fille était réducteur. C’était son terme.
— Réducteur ?
— Il n’était pas le seul. Corrado, celui d’avant Ronnie, ne s’en privait pas non plus. Mais toi, sur la question, tu es un peu old school.
— Vous avez tous appris à baiser devant le porno du samedi soir ?
Philippe concevait fort bien ce qu’avait de réducteur le message philosophique d’un Schopenhauer ou d’un Heidegger, mais que diable entendait un bassiste de pop anglaise par ce même mot, appliqué à ses orgasmes ? D’autres surprises avaient attendu Philippe au fil des mois, qui avaient remis en question tant de certitudes sur ses pratiques sexuelles, faisant de lui tantôt un moraliste, tantôt un ringard. Le jour où Mia lui avait déclaré n’avoir aucune objection à la sodomie, il en avait été presque déçu. Ce qu’il prenait comme le don d’une suprême intimité n’était pour Mia qu’une heureuse variante au banal coït.
Au lieu de les rapprocher, ce retour à l’alcôve les éloigna un peu plus. Cette nuit, ils ne dormiraient pas plus que les précédentes.
— Je pensais avoir assez d’ouverture d’esprit pour respecter tes valeurs, mais je n’y parviens pas. Tu es jeune, tu es belle, tu mènes une existence de rêve, mais tu représentes cette certaine idée de la décadence que j’essaie de formuler dans mon travail. Je ne peux plus me contredire à ce point. J’ai pensé pouvoir faire abstraction de ton mode de vie, de tes relations, j’ai pensé pouvoir être patient et t’aider à éviter quelques pièges mais je n’en ai plus le courage. Je me souviens de cet après-midi où nous traversions le jardin du Luxembourg, tu tremblais de froid, tu ne portais presque rien. Il s’est mis à pleuvoir, j’ai mis mon manteau sur tes épaules dans un élan certes un peu romantique, mais l’instant s’y prêtait divinement. Avec une moue qui t’a déformé le visage, tu m’as repoussé en t’exclamant : Tu ne crois quand même pas que je vais porter ta pelure ? Je ne me doutais pas à quel point le regard des autres était central dans ton existence. Tu vis de ça, tu vis par ça, tu vis pour ça, et tu meurs sans.
L’heure n’étant plus à l’affrontement mais au constat froid, Mia le laissa terminer sans s’indigner, sans même se sentir blessée. Débarrassée de cette tension qui couvait depuis plusieurs jours, elle attendit de pouvoir conclure à son tour.
— Tu ne vis pas plus que moi parmi tes contemporains, tu n’as aucune idée de qui est cet homme de la rue auquel tu te réfères si souvent. Tu plies la réalité de façon à l’adapter à ton discours et non l’inverse, c’est ta manière à toi de faire de la rationalisation secondaire. Tu es amoureux de tes raisonnements, et ce que tu appelles le réel n’a aucune espèce de réalité. Un peu psychologue, un peu philosophe, un peu sociologue, à tous ces rôles-là, tu préfères celui de prophète, car ton rêve serait de nous prédire une catastrophe mondiale et de la voir arriver. Tu y passerais aussi, mais tu mourrais avec la satisfaction d’avoir anticipé ce qui était invisible pour nous autres.