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Ils restèrent un long moment silencieux, soulagés d’avoir résumé en peu de mots ce qu’ils sentaient poindre au fil des jours.

— Seuls ceux qui s’aiment vraiment peuvent décréter quand ils le souhaitent la non-existence du monde extérieur, ajouta-t-il. Nous n’en sommes pas capables.

— Tu as raison, nous n’en sommes pas capables.

Deux planètes situées à des années-lumière s’étaient rencontrées et une logique astrale voulait que cet instant-là aboutît à une éclipse. Un jour prochain, l’une des deux aurait fait disparaître la lumière de l’autre.

Un nouveau silence, sans doute leur dernier, les laissa immobiles, les yeux perdus sous les ténèbres.

Mais sous ce silence grondait un tumulte naissant, lourd de forces telluriques, qui agitait faune et flore sans que les humains ne le détectent encore. Mia et Philippe crurent y entendre les derniers bruissements de leur idylle perdue. Tous deux se trompaient. La menace était bien réelle.

* * *

Yves avait insisté pour que Sylvie repousse un rendez-vous avec un autre client afin de passer l’après-midi avec lui. Il redouta quelque mauvaise surprise mais rien ne vint contredire ce délicieux rendez-vous, dont le rituel, rodé au fil des mois, avait atteint son juste aboutissement. Après avoir fait l’amour, Sylvie enveloppa ses hanches dans une étole de soie beige pour s’en servir comme d’un pagne, soulignant des rondeurs qui ondulaient sur son passage. Elle se promena dans l’appartement à la recherche de nouveautés puis retourna s’étendre, prit une pose digne d’un modèle de Maillol et tendit la main vers une assiette de poires charnues qu’elle dégusta en laissant perler leur jus au coin des lèvres. Le plus souvent, elle interrompait de longs silences pour prononcer une phrase surgie on ne sait d’où. Quel dommage de ne plus trouver de passe-crassane après avril. Ou : J’aurais tellement aimé aimer lire. Mais ce samedi-là, dans sa pose d’odalisque, Sylvie demanda :

— Je te plairais encore si j’étais mince ?

Yves la rejoignit pour lui pétrir le corps et la rassurer sur sa beauté. Puis il s’allongea contre elle, les yeux clos, calé contre ses formes, apaisé. Elle le tira de sa rêverie en empoignant son sexe pour le branler avec délicatesse, et lança une conversation pour évaluer combien de temps il serait capable de la suivre.

— Qu’est-ce que tu feras quand tu n’auras plus d’argent pour te payer des filles ?

— … Je ne sais pas. L’échéance se rapproche…

— Il ne te faudra pas longtemps pour te trouver une femme à toi.

— … Je… Je suis dev… devenu… exigeant…

— Quel petit mari tu ferais !

Sylvie ne se doutait pas que son client était passé très près de ce destin-là. Yves faillit articuler quelques mots sur sa vie antérieure, mais il était trop tard pour articuler quoi que ce soit.

— Tu la traiterais avec décence, tu la surprendrais sans cesse, et je suis même certaine que tu ne la tromperais pas.

— … Je… Je ne… Humm…

Elle arrêta son mouvement juste avant l’imminence, il arracha l’emballage d’un préservatif avec les dents et la pénétra d’urgence, ce qui la fit éclater de rire.

En fin d’après-midi, fraîche et rhabillée de pied en cap, elle quitta l’appartement en disant :

— Si un jour tu trouves ta chérie, essaie quand même de garder le contact. On ira dans des salons de thé.

Il retourna se plonger dans les draps pour prolonger un instant de langueur. Ce soir, il irait dîner dans la brasserie où Denis Benitez l’avait tant de fois invité. Entre les pleurs d’Agnieszka et les divagations de Céline, Yves avait manqué la séance du dernier jeudi, et l’idée saugrenue d’avoir raté un témoignage capital lui avait traversé l’esprit. Il se devait de respecter ce rendez-vous-là tant que durerait son voyage au pays des femmes publiques. Ce jour prochain que Sylvie venait d’évoquer, il redeviendrait un homme comme un autre, mais réconcilié avec lui-même, plus riche de tout ce qu’elles lui avaient apporté.

Le cuir sur les épaules, le casque en main, il quitta son appartement puis franchit la porte vitrée du hall sans remarquer une silhouette assise sur les trois marches de l’accès au parking.

Tout à coup, il se sentit empoigné par le col, tiré vers l’arrière et projeté à terre.

L’agresseur s’agenouilla de tout son poids sur son torse pour lui couper le souffle. Éructant menaces et insultes, il lui martela le visage jusqu’à voir le sang gicler des arcades.

Puis il se releva, cracha sur Yves, lui envoya un dernier coup de pied dans les côtes et, avant de quitter les lieux, lui interdit de revoir sa femme.

* * *

Ils couchaient dans le même lit, partageaient leur pitance, échangeaient de bonne foi. Et pourtant, rien n’aidait Denis à percer l’éternel mystère d’une intruse qui comptait bien le rester, ni celui de son imminent départ. De guerre lasse, il dut reprendre son épuisant travail de spéculation, teinté désormais d’une pointe d’effroi ; Marie-Jeanne n’était pas un ange tombé du ciel mais sans doute son exact contraire : un succube dévolu aux forces du mal.

Denis avait eu la tentation de croire en un Dieu magnanime qui récompense ses créatures après les avoir soumises à une épreuve. Si on lui avait envoyé une Marie-Jeanne Pereyres, c’était à n’en pas douter pour la lui retirer tôt ou tard.

Et seul le diable en personne était connu pour donner aux humains ce qui leur manque le plus, puis le leur confisquer afin de racheter leur âme à vil prix.

* * *

Assommé par des antalgiques puissants, Yves passa la soirée aux urgences. Alertée par son message, Sylvie vint l’y rejoindre, bouffie de honte et de tristesse.

— Un petit enfoiré s’est déchaîné sur moi et m’a interdit de te revoir.

— C’était une erreur.

— Je me suis fait casser la gueule par erreur ?

— Il t’a pris pour Grégoire.

— … Qui m’a pris pour qui ?

— Celui qui t’a frappé c’est mon julot. Mon sale con, mon crève-la-faim, mon âme damnée, ma douleur.

— …

— En fouillant dans mon agenda, il est tombé sur : 14 h Grégoire, chez lui. Mais entre-temps tu m’as appelée et j’ai repoussé mon rendez-vous. Ce con m’a suivie jusque chez toi en pensant que c’était chez Grégoire.

Yves eut droit au récit détaillé d’une tragédie moderne qui lui parut, quoique chargée d’intensité, bien moins tangible que les douleurs dans les côtes qui lui interdisaient de respirer.

— Grégoire c’est mon client diététicien qui a honte d’être tombé fou amoureux de la seule femme qui ne le supplie pas de maigrir. De me savoir avec d’autres clients le rend dingue, mon Greg. Il me veut toute pour lui, mais jusqu’à présent il avait peur d’être la risée de tous.

Yves hésita à la laisser continuer ; il refusait de se trouver une place, même fortuite, entre un maquereau à la petite semaine et un type qui dévoyait une pratique médicale au profit d’un business mondain. Dans cette histoire, le seul crime d’Yves avait été d’acheter un assortiment de religieuses pour complaire à Sylvie.