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— Chaque fois que l’un de vous, messieurs, se rend coupable de sexisme, de discrimination, de muflerie, de harcèlement, de misogynie, de tyrannie domestique, de brutalité, c’est moi qui en subis les conséquences.

Elles ne se contentaient pas de l’ignorer, elles se vengeaient. Pour tout ce que les hommes leur avaient fait endurer depuis la nuit des temps, Denis payait, et seul. Elles s’étaient passé le mot pour lui rappeler qu’il avait plus besoin d’elles qu’elles n’avaient besoin de lui, et qu’il pouvait se carrer sa belle virilité où bon lui semblait.

— Sans doute ai-je été choisi pour vous l’annoncer, ce soir, afin de vous mettre en garde : vous serez les prochains.

Philippe Saint-Jean avait déjà diagnostiqué une forme subtile de paranoïa mais ne s’attendait pas à la théorie du martyr sacrifié sur l’autel de la masculinité déchue. Si cette confrérie proposait des prototypes comme celui-ci, il allait sans doute la fréquenter régulièrement. De son côté, Yves Lehaleur révisa son rejet de la psychanalyse si elle pouvait être utile à un Denis Benitez.

En retournant s’asseoir au dernier rang, il croisa le sourire discret de ses voisins, Yves Lehaleur et Philippe Saint-Jean, stupéfaits par sa prestation, admiratifs de son aplomb mais surtout de son imagination démesurée. D’un regard, ils lui disaient l’avoir entendu.

Yves fut tenté de grimper sur l’estrade afin de lui aussi vider son sac — si l’on admettait ici des gars comme Denis, il n’avait plus aucun complexe à raconter son histoire — mais l’heure avait tourné et il en serait quitte pour contenir sa colère une semaine de plus. Pour sa part, Philippe Saint-Jean avait besoin d’une nouvelle session avant de se faire un avis sur ce qu’il considérait désormais comme un phénomène de société. Il était curieux de cette thérapie de groupe sans thérapeute, cet étonnant bureau des pleurs masculins, cette occulte et mâle congrégation à laquelle on pouvait accéder sans rite d’intronisation, sans cooptation, sans enquête préalable. Il s’était présenté, prêt à dégainer son sens critique ou à colporter de savoureux sarcasmes auprès de son entourage. En fait, il venait de partager un rare moment de tolérance, échappant à toute grille de lecture, aux dogmes les plus fumeux. Ce qu’il ne savait pas encore, c’était la vraie raison de sa présence ici. Sa curiosité intellectuelle avait fait long feu et sa réelle motivation allait sans doute se déclarer un prochain jeudi soir. Philippe était habité par l’absence, et rien n’expliquait cette douleur, lui qui avait tant besoin de sens.

Avant de quitter la salle, confirmation fut donnée que la prochaine réunion se tiendrait au même endroit. Certains ne reviendraient pas. D’autres si. La vie d’ici là pouvait reprendre son cours.

Chapitre 2

Comme d’autres déshabillent les femmes d’un seul regard, Denis Benitez se livrait à un exercice bien plus présomptueux : arracher à toutes les passantes une vérité cachée. Ayant cessé d’exister à leurs yeux, ayant perdu toute matérialité, il s’était découvert un don d’invisibilité qui lui permettait de les frôler comme un fantôme, de les espionner, de leur voler leur secret.

En traversant un terre-plein qui borde la place de la Nation, il vit surgir une silhouette : robe blanche à fleurs, un regard de mère de famille pour qui tout est allé trop vite.

Une autre s’engouffrait dans un taxi : blonde, la trentaine, léger strabisme désarmant, prête à crier son indépendance au visage du premier venu.

Avec l’expérience, il parvenait à n’en épargner aucune sur son parcours, et ne tenait compte de leur âge, de leur physique ou de leur tenue que lorsqu’ils livraient un indice sérieux.

Une joggeuse en nage se reposait sur un banc : yeux très noirs, un peu boulotte, une grande tendresse que personne ne lui rend.

Dans son kiosque à journaux : une adolescente de trente-cinq ans qui arbore ses seins comme des décorations.

Ou celle-ci, en cuissardes et daim : droite, lente, des cernes blasés, elle rêve plus de rire que de sexe.

La vendeuse qui fumait devant sa boutique : hautaine, racée, personne ne connaît le mode d’emploi, pas même elle.

Cette fille qui grimpait sur son scooter : mal fagotée, lunettes sévères, toute prête à s’éprendre d’un homme comme s’il était le dernier.

Celle-ci, au côté d’un fiancé aussi arrogant qu’elle  : très moderne, prête à jouer des coudes, elle dira plus tard à ses petits-enfants : si j’avais su.

On encore celle-ci : enceinte, belle peau mate, elle sait à qui exprimer ses joies, mais pas ses peurs.

Ou cette autre : touriste du Nord, un mari qui marche loin devant, elle regrette de n’avoir pas découvert Paris avec des copines.

Ou cette grande fille : innocente, la trentaine, empruntée dans son corsage de dame, elle traîne des complexes qui vont lui faire perdre vingt ans.

Son sevrage avait doté Denis d’une exceptionnelle intuition masculine. Mais ce travail-là, obsédant, dangereux, l’épuisait en pure perte et entretenait son amertume. À près de dix-neuf heures, il hâta le pas vers les grilles du lycée resté ouvert, retrouva la salle de classe de la semaine précédente, salua du regard Yves Lehaleur et Philippe Saint-Jean, au dernier rang.

Yves en avait assez vu la dernière fois pour se sentir en confiance : ce soir serait le bon. Il attendit que l’assistance se tût pour lever la main, puis se dirigea vers le tableau noir comme le bon élève qu’il n’avait pas eu le temps de devenir.

— Je vais sans doute bafouiller et me répéter, je m’en excuse par avance. Je vais commencer par vous parler de ma vie d’avant. Pour être précis, avant le 4 novembre dernier.

Compte tenu de l’entrée en matière, Philippe Saint-Jean redouta un récit interminable et laissa son regard se perdre dans la nuit qui tombait sur la cour de récréation.

— Cinq années durant, j’ai été un homme marié. Elle s’appelait Pauline et travaillait dans l’agence immobilière que dirigeait Alain, un ami d’enfance. Il me l’avait présentée parce qu’elle avait besoin de double-vitrage — c’est mon métier, je pose des fenêtres pour une grande marque — et j’étais allé chez elle pour un devis.

Cette Pauline, célibataire ? Un petit miracle qui ne durerait pas, à moins de prendre de vitesse ses autres soupirants. Leurs premières années de vie commune furent juste assez bohèmes pour se fabriquer de précieux souvenirs. Mais le labeur passait avant tout, parce qu’ils travaillaient dur tous les deux, pour voir leurs rêves aboutir. Décidés à fonder une famille — deux enfants, pas plus, mais pas moins — il leur fallait trouver un pavillon dans une banlieue tranquille, et ça, c’était le job de Pauline. Afin d’obtenir un prêt, Yves apportait en caution auprès d’une banque les 87000 € de son assurance-vie — ses économies depuis l’obtention de son CAP, ajoutées à un petit héritage anticipé de ses parents — et Pauline allait emprunter sur vingt ans l’équivalent du tiers de son salaire.

Yves n’épargnait à son auditoire aucuns détails, même financiers, a priori insignifiants, mais dont la charge symbolique l’avait fait souffrir jusqu’à en crever.

— Avec Pauline aux commandes, ça ne pouvait que bien se passer.

Petit bout de femme d’une énergie folle, toujours souriante, jamais elle ne donnait l’impression de s’atteler à la tâche à contrecœur, de traverser une période pénible. Tenir un foyer, se battre avec les institutions pour obtenir ce à quoi ils avaient droit, négocier auprès des banques et archiver chaque facturette de carte bleue, elle s’acquittait de tout sans en avoir l’air, et ça ne l’avait pas empêchée, en plus de ses heures de travail, de dénicher leur Xanadu. À Champigny, en bord de Marne, une bâtisse en pierre de taille refaite à neuf, un rez-de-chaussée d’un seul tenant avec une gigantesque cheminée, pas moins de quatre chambres à l’étage, un jardin isolé des regards, et le tout à moins de quinze minutes de la porte de Vincennes ; le bonheur avait une adresse.