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Les relations publiques ? Après tout, pourquoi pas. Au pied de la lettre, l’on pouvait résumer ainsi la carrière de Maud. Yves était curieux de connaître les étapes qui avaient poussé une Nanou, enfant vive et joyeuse, ne manquant de rien, née de parents dévoués, à se prostituer en créant Maud. À travers le peu qu’en avait dit sa mère, il imagina cette Nanou, prix de camaraderie, mondaine avant l’heure, obéissant à son agenda plutôt qu’à son cahier de textes, se sachant jolie, appréciée de tous, mais si honteuse de voir le linge sale des autres familles se laver dans la sienne.

— Je suis devenue une spécialiste du nettoyage de la robe de cocktail et du tailleur Chanel. Parfois j’aime me dire que si elle est toujours impeccable, c’est un peu grâce à moi.

Pour avoir froissé quantité de ces robes, Yves s’en voulait d’avoir fourni à la brave Mme Lemercier un surcroît de travail. À coup sûr elle devait assurer d’autres prestations ménagères, mais s’occuper de la petite restait malgré l’âge une douce contrainte. Du reste, Annie payait son écot à sa manière ; elle avait beau dépenser sans compter chez Hermès et Balenciaga — le métier l’exigeait — il lui en restait bien assez pour offrir des cadeaux à ses parents.

— Parfois, elle donne un coup de main à la boutique.

Vingt ans plus tard, Maud et Nanou partageaient le même toit. Après avoir alloué son sexe jusque tard dans la nuit, Maud rentrait au Pressing de la Gare de Palaiseau et s’y endormait, harassée par sa double vie. Nanou se réveillait tard, réparée des frasques de la veille, prête à réinventer sa soirée auprès de ses deux premiers admirateurs. Ils étaient friands de noms, de détails, et Nanou savait leur en donner. Leur fille chérie tutoyait des célébrités qui défilaient sur le petit écran, certains l’invitaient dans leurs palaces. Papa et maman se demandaient souvent pourquoi elle n’avait pas, au hasard des fastes parisiens, rencontré l’homme de sa vie — eux qui auraient tant aimé avoir des petits-enfants. Elle se comportait déjà comme une vieille fille qui semblait ne plus vouloir quitter le cocon.

Yves comprit alors que ni Nanou ni même Maud, malgré ses centaines d’amants, n’était jamais tombée amoureuse.

Mme Lemercier devina un frémissement inaudible pour quiconque. Elle allait apparaître. Yves vit Nanou descendre l’escalier, les traits encore bouffis de sommeil, les cernes bruns, un reste de rimmel sur un coin de paupière, le cheveu ébouriffé. Fagotée dans une chemise de nuit en pilou usée jusqu’à la transparence, les pieds dans des mules blanches ramenées d’un hôtel de luxe, elle ferma les yeux dans un dernier bâillement. Elle les rouvrit sur Yves Lehaleur et lâcha tout à coup la rampe d’escalier.

— Bonjour Annie.

— …

Il aurait pu les planter là sans même ajouter un mot. Yves tenait sa vengeance en savourant la très grande vulnérabilité de Maud, honteuse d’avoir été surprise en Nanou, et de surcroît au saut du lit.

Avant cet instant, combien d’années de dissimulation, de vie à contre sens, de raccords de maquillage dans des taxis nocturnes, de bas à couture filés, de pharmacies de garde, de sordide surmonté ? Avec quel soin elle avait su préserver son noir secret aux yeux de ses parents, des autres commerçants du quartier, et de ses amies d’enfance qui vivaient encore alentour. Aujourd’hui, Yves la tenait à sa merci, au creux de sa main, il n’avait plus qu’à presser pour réduire à néant vingt années d’une insoupçonnable dépravation. Il prolongea tant qu’il put cette étincelle de terreur dans le regard de Maud, pute à plein temps et voleuse à ses heures.

Il l’avait cependant appelée Annie. Maud allait pouvoir négocier.

Yves l’embrassa sur les joues. Je passais dans le coin. La mère servit à sa fille un café dans un bol fêlé à liseré jaune qui remontait aux chocolats chauds de l’enfance. Maud chercha un sursis dans ces courtes gorgées amères et put simuler la joie de retrouver un ami. Tu as bien fait. Yves ne semblait pas vouloir briser la vie de quiconque mais sans doute allait-il demander à Maud de payer pour sa forfaiture. Et Maud paierait, quel qu’en fût le prix. Pour combler un silence, Mme Lemercier raconta sur la petite Nanou une de ces anecdotes qui submergent de nostalgie une mère, et de honte un enfant. Annie lui lança un regard qui semblait dire : Ne te fatigue pas, maman, il n’est pas l’élu que je vous cache, il n’y a pas d’élu.

Après avoir passé à la va-vite un jean, un pull et une paire d’espadrilles, Annie raccompagna Yves jusqu’à son scooter.

— Demande-moi ce que tu veux.

— J’ai eu ce que je voulais.

— M’humilier ?

— De toutes les superbes putains que j’ai fréquentées, tu es celle dont je voulais connaître l’envers.

— Tu es déçu ?

— Ah ça non. Je suis heureux d’avoir rencontré Nanou. Certes prosaïque, mais tellement plus crédible que Maud.

— On joue toutes un personnage.

— Et de toutes, tu es la plus mauvaise comédienne. Tu mens à tes parents, tu mens à tes clients, mais celle à qui tu mens le plus, c’est toi-même. Tu t’habilles en séductrice comme si tu avais rêvé d’une panoplie de fée. Mais sache que la seule maîtresse que l’on aime retrouver en toi, c’est la maîtresse d’école. Tu t’imagines faire tourner la tête des hommes, mais tu n’as que des clients comme moi qui aiment salir tes boléros en satin.

— …

— Réconcilie-toi avec Nanou. Tout ira mieux après. Et ça évitera les faux plis.

Yves mit son casque pour parer aux gifles autant qu’aux embrassades. Il fit démarrer son scooter au premier kick. Elle glissa dans la poche de son blouson la fiasque du grand-père Horace. Il lui dit adieu des yeux puis s’engagea dans la rue, tourna un instant en ville, et trouva le chemin de Paris. Il était temps de passer à la suivante.

* * *

À onze heures, Denis terminait sa mise en place pour le déjeuner, pendant que son patron mettait le nez dehors pour décider de sortir ou non la terrasse. En ce tout début d’automne, la question se posait encore. À travers un voile gris, un rayon de soleil menaçait de poindre. On dressa quelques tables sur le trottoir.

La brigade quasi complète s’y installa pour partager soit le bœuf aux carottes, soit le saumon à l’unilatéral qu’on allait servir en plat du jour. Denis se montra plus volubile qu’à l’accoutumée, d’une ironie mordante et systématique. Comme à son habitude avant le rush de midi, il n’avait bu que de l’eau, et pourtant sa joyeuse misanthropie semblait issue d’une ivresse subite. Tout y passait : la nouvelle carte du chef, le stress du barman, les maniaqueries du patron, mais surtout l’humeur des clients, et dans clients il fallait entendre l’humanité entière, cette engeance si tristement prévisible, ce catalogue de nuisances. Il dressa la longue liste de leurs bizarreries quotidiennes, de leurs caprices dérisoires, de leur mesquinerie parfois abyssale. Nul besoin de régler leur compte aux acariâtres, aux autoritaires, aux vulgaires et aux mal élevés qui se désignaient eux-mêmes à peine assis à table. La vindicte de Denis se portait plutôt sur les sournois qui affectaient une courtoisie plus stratégique que sincère. Le poli cachait souvent sa condescendance envers le larbin. L’aimable trahissait sa hantise du rapport de force. Le généreux attendait qu’on le traitât comme un prince. En résumé, tout individu pénétrant dans un lieu afin de s’y faire servir de la nourriture était suspect. Chacun des serveurs reconnaissait un habitué, une phrase type, et apportait à cette belle démonstration sa touche personnelle. Pourtant Denis n’était pas dupe de sa propre mauvaise foi ; en bon professionnel du service en brasserie, il ne se formalisait plus de l’inélégance ordinaire. Ce matin-là, l’amère faconde de Denis Benitez, à désespérer de ses contemporains, était tout droit dirigée vers Marie-Jeanne Pereyres.