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Alain avait découvert une Pauline inconnue, cédant à sa frénésie, et si délicieusement. Fatigué de tant d’agitation, il lui avait proposé de la ramener, elle avait refusé tout net : Je prendrai un taxi ! À lundi ! Alain avait rejoint sa voiture sans savoir quoi penser de ce spectacle-là. Avait-il vu une jeune femme profiter d’une soirée exceptionnelle, ou bien l’épouse de son meilleur ami, ivre morte, essayant de provoquer un semi-gigolo ? Fallait-il que je la laisse là-bas ? Ou que j’y retourne pour garder un œil sur elle ? Que j’insiste pour la raccompagner ? Je ne savais plus quoi faire, Yves, je te supplie de me croire. D’un côté, je me disais qu’elle n’était plus responsable de ses actes, et que le lendemain elle me remercierait d’être intervenu. D’un autre, je me disais qu’après tout elle était adulte, et que rien de tout ça ne me regardait.

Sur le ton de la rigolade, Yves lui avait lancé en début de soirée : Je te la confie ! et maintenant ces quatre petits mots pesaient lourd sur sa conscience. Alain avait fait demi-tour, bien décidé à la convaincre, quitte à se montrer cassant, mais déjà il était trop tard : la voiture du go-go dancer venait de passer à sa hauteur, avec, sur le siège passager, Pauline qui augmentait le volume de l’autoradio.

Denis Benitez, pris, comme les autres, par le compte rendu d’Yves Lehaleur, avait trouvé ce qu’il était venu chercher dans cette confrérie. Sa propre histoire devenait anecdotique, et seule comptait pour l’heure celle de cet inconnu, aux antipodes de la sienne.

— Ainsi s’achevait le rapport de mon ami Alain, qui pourtant restait là, le coude sur le zinc, le regard défait, conscient d’avoir mis en péril notre amitié. Si je m’étais écrasé, je n’aurais plus jamais pu te regarder en face. Il insistait, mortifié : Tu me pardonnes ? Son besoin d’absolution paraissait si dérisoire en comparaison du choc que je venais de subir. Je me suis surpris à répondre : Moi, te pardonner ? Si en vingt ans tu m’as donné une seule vraie preuve de ton amitié, c’est celle-ci. Tu as fait ce qu’il fallait, et pour ça je serai ton débiteur à vie.

Avant de partir, Alain l’avait mis en garde contre les erreurs d’interprétation. Ce qu’il avait vu n’était peut-être pas aussi sinistre, et l’on pouvait imaginer d’autres dénouements à cet épisode, bien moins traumatisants. Mais étaient-ils seulement crédibles ?

— Je suis rentré chez moi — ce n’était déjà plus tout à fait chez moi — et me suis servi un plein verre de whisky, que j’ai bu comme de l’eau fraîche en attendant Pauline. Mon film d’horreur a commencé là, avec cette image d’elle quittant le club dans la voiture de ce type, le film que je me suis passé en boucle pendant des mois et qui revient encore me hanter.

De toute l’assistance, Philippe Saint-Jean était sans doute le plus intrigué par la manière dont un type décrivait l’infidélité de sa femme, les termes utilisés pour retracer la mécanique du soupçon, et, justement, les détails qu’il choisissait de pointer ou pas. Jadis, il avait développé toute une théorie sur l’adultère dans les classes populaires, bien plus délicat et complexe que dans les autres. Dans les milieux culturellement forts, comme le sien, on le considérait comme une dimension inhérente au couple, une sorte de dérivatif inévitable, que le discours savait commenter et relativiser ; on y croisait des Emma Bovary, des Don Juan, et l’on comptait souvent sur la littérature pour légitimer un coup tiré en douce. Chez les grands bourgeois, on prenait l’adultère pour un mal nécessaire, à ranger dans le même tiroir que les maladies vénériennes : ça tombait tôt ou tard, mais ça se soignait. En revanche, pour ceux qui n’avaient recours ni au luxe ni au romanesque, la chose se compliquait de modalités pratiques, recherche d’un lieu pour abriter les ébats, jonglerie avec un emploi du temps souvent réglé au quart d’heure. Plus que d’adultère, il s’agissait de cocufiage, vécu dans la honte et la trahison. Le cinq à sept sombrait dans la tragédie grecque, et la liaison durable dans le crime de bigamie. Philippe Saint-Jean s’était toujours demandé pourquoi placer une telle charge dramatique dans un événement si insignifiant.

— En me trouvant silencieux, un verre à la main, Pauline m’a dit : Tu prends un apéritif à cette heure-ci ? Elle a ajouté : Pouah… je ne boirai plus d’alcool fort de ma vie.

Hanté par le doute, Yves était allé droit au but : Tu n’as pas dormi chez Fanny, tu étais où ? Pauline avait joué la fille qui tombe des nues, mais avec si peu de conviction, et avec une telle peur d’être découverte qu’elle s’en dévoilait elle-même. Qu’est-ce qu’on est allé te raconter… Et Yves, imperturbable, cherchant à calmer sa brûlure intérieure à coups de rasades de Cutty Sark, la mettait sur la piste, et sans la moindre ironie : Ivre morte dans la voiture d’un strip-teaseur à cinq heures du matin, je suis curieux de la suite. Elle avait tout essayé, l’indignation, la colère, elle avait vomi son dégoût de la médisance, a fortiori la médisance des proches, si pernicieuse. Yves tenait bon, reposant inlassablement la même question avec un calme qui augurait le pire. Une heure plus tard, elle avait craqué et avoué son seul crime : Oui j’étais ivre, oui il m’a proposé d’aller boire un verre ailleurs, oui j’ai dit à Fanny de me couvrir, oui oui et oui, mais je n’ai pas couché avec lui, je te supplie de me croire ! Comment s’était-elle imaginé que l’homme qui partageait sa vie depuis cinq ans allait se contenter de si peu ? Boire un verre… Les cris avaient laissé place aux sanglots mais Pauline n’avait plus rien lâché, elle avait même inversé le procès : comment l’homme qu’elle aimait, son mari, refusait-il de la croire ? A fortiori quand elle venait d’avouer une faute si inoffensive ! Elle avait bu un malheureux verre avec un inconnu qui s’était mis en tête de la ramener chez lui mais, malgré son ébriété, elle avait tenu bon. D’ailleurs, il ne lui plaisait même pas, ce type aux muscles qui sortaient de sa chemise, une caricature !

— Elle y mettait tant de conviction et de précision que j’ai eu un moment de doute. Elle m’a décrit la façon ridicule de draguer de ce gars, l’endroit dans lequel ils avaient échoué, un after comme elle disait, un bar qui ouvre quand tous les autres ferment, elle m’a même décrit les copains du type qu’ils y avaient retrouvés, et tout ce beau monde avait picolé dans une ambiance bon enfant jusqu’à midi. J’aurais tant préféré laisser défiler ce film-là. Mais Pauline m’avait menti une fois, comment la croire désormais ?

À la séance de ce jeudi soir, il n’y aurait pas de second témoignage. Une heure venait déjà de s’écouler mais personne n’avait regardé sa montre. Ceux qui avaient prévu de prendre la parole en seraient quittes pour revenir.

Malgré un ultimatum, Yves n’avait pas réussi à obtenir la vraie version de cette fin de nuit-là : Pauline n’en changerait plus. Dans un silence de mort, il avait enfilé sa parka et glissé dans une poche la bouteille de Cutty Sark. Au bord de la nausée, il avait quitté l’appartement sans même un regard vers elle et avait rejoint un petit hôtel de la rue de Tolbiac, s’était enfermé dans une chambre, le verre à la main, allongé dans un lit double, le regard perdu dans les fissures du plafond. Sa Pauline était devenue cette garce de Pauline, plus jamais il ne l’appellerait autrement, et bientôt il n’aurait plus besoin de l’appeler du tout. Mais avant d’envisager la suite et fin de leur histoire commune, il lui fallait une certitude.